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Un espace pour respirer et me souvenir de ce que j'aime… Un lieu aussi où nous serons deux à nous exprimer, Marcelle et Jean-Louis.
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jeudi 29 mai 2008

La vie, Lili ! (chapitre 4)

4—Pierre

La plupart du temps Pierre était au chômage. Il trouvait épisodiquement du travail pour quelques jours, parfois une ou deux semaines chez un casseur de Saint-Ouen, près des Puces. Chauffeur, démolisseur, coursier, il faisait un peu de tout et même de la mécanique. A vingt ans, il ne se sentait ni la force, ni l'envie de quitter les siens, et pour aller où ? D'ailleurs, Gina, pas plus que Simon ne désiraient son départ, tout le monde se serrait dans le trois-pièces-cuisine sans salle de bain du vieil immeuble délabré. La famille vivotait sans trop de tracas, pauvrement.
Pierre dévala l'escalier. A l'étage en dessous, le quatrième, les deux familles maghrébines venaient de tuer le mouton en commun. Le palier était encombré de cuvettes, de poubelles débordantes de viscères. Des empreintes sanglantes s'enfonçaient dans les entrées, livrées au regard par les portes béantes. Ça sentait l'abattoir. Pierre se pinça le nez au passage.
Au troisième régnaient les Africains. L'étage semblait abandonné. Les ampoules électriques, cibles préférées des enfants, ne résistaient guère, les barreaux de l'escalier se tordaient en tous sens, de multiples débris jonchaient le sol, ainsi que des jouets brisés. C'était le niveau où tous les gosses se rassemblaient pour jouer, ce qui ne les empêchait nullement de gagner sur les étages inférieurs ou supérieurs, mais ils revenaient toujours ici, au troisième, où les Africains supportaient leur tapage avec nonchalance. Les femmes de cet étage passaient comme des ombres, on ne les voyait presque pas. Les hommes en revanche, nombreux, frères, cousins, alliés, amis, allaient et venaient, absorbés par de mystérieuses occupations. Pierre en connaissait deux ou trois qui plumaient les gogos au bonneteau dans la rue Saint-Denis. Les soirs d'été, ils jouaient quelquefois entre eux sur le palier, où ils abandonnaient des canettes de bière en partant se coucher.
Dessous, il y avait des Portugais et des Français, ni plus ni moins sales que les autres, pareillement fauchés. Enfin tout en haut, au sixième où personne ne montait jamais, vivaient les vieux Coucoureux, un unijambiste grincheux et son épouse discrète. Ils disposaient, disait-on, d'un vaste appartement gagné sur les anciennes chambres mansardées.
Au rez-de-chaussée, Pierre jeta un regard distrait sur les boîtes aux lettres enfoncées, portes arrachées. Les cornets de frites vides, les paquets de cigarettes froissés, les mégots, quelquefois des seringues et des mouchoirs de papier sanglants, ponctuaient le sol de ciment crevassé. Dehors, c'était la grisaille d'un matin d'hiver, plus sale qu'ailleurs. Le vent obstiné et froid mettait les larmes aux yeux. Pierre courut vers la station de métro.
A Saint-Ouen, en franchissant le portail de la vaste cour encombrée de voitures ruinées, de tas de pneus, de ferraille, Pierre entra dans une jungle sauvage que le vent faisait hurler, claquer, grincer, avec des fauves aux grands yeux glacés qui le regardaient avancer.
La camionnette de dépannage l'attendait devant la cabane qui servait de bureau à Roger, son patron. Pierre la salua de la main, la camionnette cligna du phare en retour. Ils s'entendaient bien, tous les deux.
« Ah ! te voilà, dit le patron. Ce matin, tu vas dans le Val d'Oise : Arnouville-les-Gonesses, rue Pierre-Curie… Tu trouveras une 504 sur le trottoir, une rouge avec l'avant défoncé. Tu la ramènes, tout est arrangé avec le proprio.
— Après, je pourrai la démonter?
— Sûr! t'as du boulot ici pour une petite semaine. »
Pierre s'installa au volant, il sentit la camionnette vibrer d'impatience, l'immobilité ne lui valait rien. Roger ouvrait en grand le portail.
« Et pas d'embrouilles, pas de balade dans la campagne comme la dernière fois ! » dit-il.
La dernière fois, Pierre était tombé en panne d'essence sur les bords de la Marne. Le plaisir de conduire, de divaguer au volant et d'oublier la crasse des jours. Roger se livrait à bien des trafics bizarres, mais il se montrait en définitive toujours brave type : Pierre s'en était sorti avec une diminution de salaire.
Il démarra en douceur. La camionnette ronronna comme un gros chat à pistons, gavé de friandises à la graisse rouge. Une fois dégagé des encombrements, Pierre accéléra en klaxonnant sous les regards d'une colonne de jeunes filles en survêtements, cheveux au vent, petite foulée, en route vers quelque gymnase. L'œil fixé sur la file onduleuse qui s'amenuisait au fond du rétroviseur, il rêva qu'il enlevait un chargement de filles séduites par son brio au volant. Pas de ces gamines précoces comme il en poussait dans son quartier, s'habillant mal, s'avachissant vite, non. De ces visions altières étalées sur les magazines, aux silhouettes nourries de viande maigre grillée, de haricots verts premier choix et de petits pois extra-fins, des nourritures propres à conserver leur sveltesse souriante. Elles avaient du mystère dans le regard, de la grâce au moindre geste… Hélas, ces filles-là ne fréquentaient pas un Pierre Martinet. Même si parfois, au Forum des Halles, il frôlait leur image suave, on ne les rencontrait pas rue Greneta.
«Avec du pognon, j'aurais ma chance autant qu'un autre… mais pour se faire des montagnes d'argent en partant de rien, y'a que l'Amérique.»
Il roulait maintenant entre des champs mouillés et nus, les villes s'aplatissaient au lointain lorsqu'il s'arrêta.
« Soyons raisonnables, on se trompe encore de chemin. A ce train là, nous ne sommes pas près d'arriver. »
Il fit demi-tour.
Le soir, Pierre flânait sur son territoire d'un bistrot à l'autre, entre la fontaine des Innocents et la porte Saint-Denis, caressant l'espoir qu'une fois, une connaissance quelconque lui proposerait LA combine mirobolante, celle qui vous fait riche du jour au lendemain. Cependant, rien d'intéressant ne se présentait jamais : trafics d'herbe, de vidéocassettes à écouler à la sauvette…, juste du sordide. Pierre attendait toujours le gros coup qui lui donnerait des ailes pour bondir vers l'Amérique de ses rêves, la terre de tous les possibles, riche enfin. De cette vraie richesse qui va vêtue de soie, de fourrures… Elle habite des maisons opulentes comme des pièces montées de communion, elle s'entoure d'objets raffinés, elle instruit ses enfants, elle est intelligente et sait parler de tout. Du moins c'est ainsi qu'il la voyait. Encouragé par Simon, Pierre lisait de temps en temps. Si la lecture alimentait ses songeries, elle l'aidait aussi à mieux jauger le gouffre qui le séparait des gens prospères, ceux qui vivaient pourtant à deux pas de lui, dans les appartements luxueux édifiés autour du Forum, ou bien du côté de la place des Victoires et du Palais Royal, un monde dont il serait toujours exclu. A moins que la Providence…
De la providence, Pierre avait surtout reçu les dons qui font les fameux voyous, mais il n'avait pas encore saisi l'occasion de s'en servir : rêveur plutôt qu'acharné, caressant davantage que violent, c'était un garçon en apparence gentil, et disponible pour le pire.
Il marchait. Presque inconsciemment, il suivait une silhouette plaisante. Il faisait nuit ; les vitrines éclairées, les réverbères dévoilaient que la jeune fille était blonde, de taille moyenne, galbée où il se devait. Chaque pas ouvrait la fente de son imperméable, c'était amusant et fascinant. La marche régulière soulevait alternativement l'ouverture, fesse droite, fesse gauche, avec un entêtement de métronome. Pierre aurait peut-être continué longtemps, mais soudain la jeune fille se retourna, accusatrice :
« Vous me suivez ! »
Elle avait un visage gracieux sans traits saillants, des yeux bleu intense, une bouche ronde.
« Je suis distrait, pardonnez-moi, c'est à cause de votre imperméable.
— Vous vous trouvez drôle?
— Un peu, même si je ne suis pas génial. Sincèrement, sur vous, cet imper a de la classe. »
Il manoeuvrait pour la coincer contre une porte de la rue Tiquetonne, elle s'esquivait à petits pas de côté.
« Si on allait boire un café ? Il fait froid.
— Je ne vous connais pas.
— Pierre Martinet, mécanicien. Vous devez être nouvelle dans le coin, sinon je vous aurais remarquée, à moins que vous ne fassiez que passer.
— Laissez-moi, Pierre Martinet, je suis arrivée et je suis crevée.
— D'accord, si vous me dites qui vous êtes.
— Pourquoi faire?
— Puisque vous habitez le quartier, on se reverra. Alors, quand je vous appellerai, vous reconnaîtrez celui qui vous a suivie et que vous avez abordé… Moi, je n'aurais jamais osé. Je suis un peu voyou, mais recommandable.»
Elle rit de bon cœur et n'en parut que plus attirante.
« Madi Lacroux, institutrice, dit-elle avec un brin de moquerie.
— Tiens, c'est drôlement joli, une institutrice. »
Elle accepta l'hommage, fit un petit geste d'adieu. Elle lui tourna le dos, pianota si discrètement le code de sa porte qu'il n'en put rien deviner. L'espace d'une seconde, il aperçut les pierres blanches d'un couloir ravalé, et plus rien.

jeudi 22 mai 2008

L'avarice

À sa propre requête, le capitaine Marc Hardi fut pendu très court pour épargner de la corde, car le coût en était à l'époque facturé à la famille du condamné. Dans la vie comme à la mort, Hardi s'était soucié davantage d'économie que de panache. Tout petit déjà, sa maman l'avait nourri avec des seins en forme de compte-gouttes, aussi eut-il une enfance rapiate : il ne prêta jamais ses billes. À treize ans il fut renvoyé du collège, surpris en pleine nuit à enterrer son argent de poche dans une boite de pastilles, sous un marronnier de la cour. Alors, il s'enrôla comme mousse de troisième classe dans la marine de la reine, où il thésaurisa avidement les grades jusqu'à devenir ce capitaine fameux qui faisait des trous sur toutes les îles du sud, pour enfouir des trésors. Très attaché aux biens de sa personne, il était d'un naturel constipé, ne se coupait jamais les ongles, ni les cheveux qu'il roulait en pelote sous son célèbre chapeau à plumes de vautour. Il sentait du corps, car il lésinait sur l'eau douce, le savon, et la lingerie dont il changeait seulement le jour du bal annuel de l'amiral. Comme tous les grands capitaines, il avait un pilon de bois qu'il portait la jambe repliée, un jour la droite, un jour la gauche, afin de ménager ses bottes. De même, il mettait alternativement un bandeau noir sur chaque œil pour économiser sa vue. Il aurait certainement pu vivre centenaire s'il n'avait refusé, à l'occasion d'une funeste bataille navale, d'envoyer ses marins à l'abordage de crainte d'en perdre quelques uns. On connaît la suite.

Les sept péchés capitaux. N°80 de la revue Griffon -1987

mardi 20 mai 2008

La vie, Lili (chapitre 3)

3—Gina
Les Martinet ne roulaient pas sur l'or, on peut même dire qu'ils roulaient sur rien du tout et les ranger parmi les familles les plus fauchées du quartier. Ils habitaient un immeuble vétuste sur une cour noire aux relents de mare aux canards, dans la rue Greneta. La mère se prénommait Ginette, mais se faisait appeler Gina comme Gina Lollobrigida, la vedette préférée de sa jeunesse. A dix-huit ans, Gina était la madone aux belles fesses du quartier des Halles, du temps que c'était encore les halles de Paris. Son visage ovale attirait parce qu'il était joli certes, mais surtout par un air hardi, gai, gourmand de vie. Elle avait des yeux verts allongés, brillants, des cheveux très noirs bouclés naturellement, une bouche large, rose, qu'elle humectait de gauche à droite d'un petit coup de langue. Une bouche à embrasser, manger, rire, provoquer.
Simon lui avait tout de suite plu. Il portait haut et droit, pour ne rien perdre de sa petite taille, une belle face douce aux traits réguliers. «Un profil romain», dit une fois la meilleure amie de Gina, ce qui les brouilla à jamais. Seule, Gina n'aurait pas pensé au profil romain ; alors, qu'une autre le fît à sa place l'irrita. Ce Simon aux mains soignées à qui elle trouvait l'air distingué, bien qu'il eût presque une tête de moins qu'elle, elle le voulait. Ils se marièrent.
A quarante ans, la taille un peu épaissie de grossesses successives, la poitrine alourdie, Gina restait cependant séduisante, par la grâce de sa remarquable cambrure et par cet air toujours à l'affût des plaisirs à saisir.
Gina au pied du lit se déshabillait devant l'armoire à glace. Une fois nue, elle se regarda de profil, fit la grimace.
« T'es positivement la plus belle ma Gina, la rassura Simon enfoui jusqu'au menton sous le drap.
— Coquin, va! » répondit-elle en enfilant sa chemise de nuit de nylon rose avec un décolleté bordé de petites dentelles. Mais elle le dit d'un ton absent, toute préoccupée de ses enfants.
Pierre, le plus grand, toujours à vadrouiller, n'était pas encore rentré ; Daniel dans sa chambre apprenait ses leçons, les écouteurs d'un baladeur vissés sur les oreilles. Gina hocha la tête ; celui-là, ce serait un miracle s'il passait un jour en sixième. Elle entendit grincer le canapé de la salle à manger que sa fille Lili dépliait. La Nouche, la dernière, dormait dans son lit d'enfant rose et bleu, entre la commode et le grand lit.
« Viens vite, ma Gina », chuchota Simon.
Gina dit en se glissant dans les draps :
« Je lui ai donné du sirop calmant pour les dents, comme ça elle nous laissera tranquilles. »
Elle passa un bras robuste et potelé autour du petit homme qui soupira: « C'est bon», et embrassa sa femme derrière l'oreille. Simon travaillait comme veilleur de nuit dans un hôtel et c'était son soir de congé. Il posa sa tête sur l'épaule de Gina et s'endormit sur-le-champ, ainsi qu'il le faisait chaque fois qu'ils se retrouvaient, depuis leur nuit de noces. Gina sourit dans le noir.
Simon était doux, tendre, attentionné, et avec ça le meilleur des pères pour la famille nombreuse qu'elle lui avait donnée, quel homme à la maison serait meilleur que lui ? Gina aimait la chaleur dont il l'entourait ; à sa manière, Gina aimait Simon.
Gina veillait tandis que Simon endormi soufflait du nez contre son cou. Elle entendit Pierre rentrer, reconnut le claquement de ses bottes mexicaines sur le carrelage de la cuisine. Cette fois, au moins, il revenait seul. L'autre jour, il avait ramené son oncle Nanou avec une bestiole empaillée. Gina aimait bien son frère cadet Jean, surnommé Nanou, mais quand il débarquait chez elle, il se débrouillait toujours pour encombrer le couloir d'objets impossibles. Aussi préférait-elle qu'il reste dans sa bicoque de banlieue avec son bric-à-brac de brocanteur. D'autres fois, Pierre ramassait au Forum une gamine à la dérive, ou bien un copain jeté à la porte par son père, Gina les découvrait au matin, allongés sur des coussins dans l'entrée, avec des airs de chats inquiets. Elle entendit ensuite la brève dispute entre Pierre et Daniel, à propos des écouteurs ; les deux garçons partageaient la même chambre. Depuis que les jumeaux s'étaient tués en moto deux ans auparavant, Gina n'était tranquille qu'avec tout son monde à la maison. Rassurée, elle s'endormit à son tour.


A la table du petit déjeuner, Gina, ce matin là, endossa la journée comme un vêtement trop lourd. Morosité des jours maigres qui commencent par des tartines sans beurre et finissent vers un lendemain semblable. Simon souriait des yeux par dessus son bol de café, toujours aimable, satisfait de rien ; il buvait son café édulcoré à la chicorée, y trempait son pain sec sans penser qu'ailleurs on mangeait de la brioche. Gina sentit l'énervement la gagner. Simon demanda ce qu'avait dit le docteur, au dispensaire, à propos de la bouche de la Nouche. Gina, impatiente, répondit que c'était toujours pareil : la Nouche n'avait pas de dents, plutôt une espèce de corne sur les gencives, comme les ruminants.
« C'est tout de même bizarre, laissa échapper Simon.
— Il y a ce dimanche qu'on a passé en Normandie quand j'étais enceinte, avec toutes ces vaches, des fois ça influence… parfaitement, monsieur ! »
Le ton montait.
« Qu'est-ce qu'il se passe ? » demanda Pierre qui entrait dans la cuisine, une touffe blonde hérissée au sommet du crâne, les cheveux rasés sur les tempes. Il était long, maigre, le visage aigu aux pommettes hautes et saillantes. Dans ses yeux clairs on définissait mal la teinte dominante entre le bleu, le vert, et le gris, des yeux flous de rêveur quelquefois, ou plus souvent inquiets —et c'était le cas ce matin.
« Je me suis réveillé, dit-il, je sentais toutes mes veines froides, du haut en bas… et puis, j'avais la salive glacée.
— La semaine dernière, le coeur battait trop fort, soupira Gina.
— C'est peut-être toujours le coeur, 'man? »
Gina haussa les épaules.
« Arrange tes cheveux, ça ira mieux.
— Tu te moqueras moins quand je serai mort, d'ailleurs j'ai donné mon corps à la médecine, vrai, j'ai ma carte depuis quinze jours…
— Je vois pas le rapport.
— S'ils peuvent en tirer quelque chose, tant mieux, mais moi je sens bien que la mécanique n'est pas bonne.
— La mécanique n'a rien, tout vient de la tête, tu es une chiffe comme ton père.
— Hé là! s'insurgea Simon.
— Qu'est-ce qu'elle a donc ce matin ? dit Pierre en se versant un bol de café.
— Il y a que j'en ai par dessus la tête de cette vie miteuse, j'en ai marre de la dèche. »
Gina s'emporta. Elle se permettait en général une bonne colère par semaine. Son visage devenait pivoine, elle postillonnait, les poings sur les hanches, la poitrine agressive. Elle se leva de table en vociférant.
« Tas de moules, bande d'égoïstes incapables, ah! si j'étais un homme, moi, on n'en serait pas là.
— Je suis ni un homme ni une femme, se plaignit Lili depuis le pas de la porte, et les garçons arrêtent pas de m'embêter. »
La Nouche hennit, éveillée par les cris, désespérée comme une pouliche orpheline. Trop heureux de s'échapper, Simon cria à son bébé chéri qu'il arrivait et quitta la cuisine.
« Toi, la mijaurée, cesse de tortiller si tu veux pas te faire remarquer, lança Gina à sa fille. Ils sont beaux, les Martinet : un mollusque, un malade imaginaire, une môme qui pense qu'à ses fesses… et tiens, voilà le bon à rien ! » ajouta-t-elle tandis que Daniel approchait.
Le non à rien recula précipitamment et préféra partir à l'école sans déjeuner. De la chambre, Simon entendit ensuite Pierre claquer la porte d'entrée derrière lui, et Gina rappeler avec rudesse à sa fille de se dépêcher, que Madeleine l'attendait pour neuf heures. Lili travaillait trois jours par semaine au Boeuf Limousin, chez leur cousin Faure, dont le restaurant se trouvait à deux pas, dans la rue Tiquetonne. C'était un arrangement entre sa mère et cette Madeleine, forte femme à qui Constant Faure, trop âgé, avait délégué ses pouvoirs. Elle tenait le restaurant d'une poigne sans faiblesse, réservant ses grâce à la clientèle, et une affection bourrue à son vieux patron. Lili faisait la plonge, mais elle aidait aussi au service à l'heure du coup de feu. Quand elle cassait un verre, répandait de la sauce ou changeait les assiettes avec gaucherie, Madeleine levait les yeux au ciel, tandis que le vieux bonhomme disait avec indulgence:
« La petite donne juste un coup de main, parce qu'elle est un peu de la famille. »
De fait, l'arrière-grand-mère de Gina, dont la physionomie sévère pendait encore au mur de la chambre à coucher pour masquer une tache d'humidité, était une tante par alliance de Constant. Ça remontait plus loin que la guerre de quatorze. Constant Faure aimait la jeunesse, il appelait Lili « ma petite cousine » et entreprenait volontiers pour elle le récit du passé glorieux de son restaurant, comme en témoignait un dessin exécuté sur un coin de nappe en papier, aujourd'hui exposé au mur, un Picasso, un vrai. Constant évoquait tous ces gribouilleurs de jadis qui avaient honoré sa gargote, avant de finir morts et encadrés dans les musées.
« Tu te rends compte, ma petite cousine ? »
Madeleine mettait souvent fin au bavardage du vieil homme.
« Cousine ou pas, elle est ici pour bosser. Allez, la môme, aux cuisines ! »
Constant se taisait, penaud devant sa toute-puissante Madeleine, Lili retournait à sa plonge. Le vrai patron du Boeuf, c'était bien Madeleine. Quand Lili s'en plaignait à sa mère, Gina répondait:
« Tu es quand même dans la famille, et puis c'est tout près d'ici, et ça fait quelques sous en plus. On va pas cracher dessus. »
Lili, donc, aidait au Boeuf Limousin en attendant de pouvoir s'inscrire aux cours d'esthéticienne de ses rêves…
« Et ce jour là, ça va encore nous coûter la peau du dos », disait Gina lugubre.
Elle promettait de constituer dès que possible un pécule à sa fille pour les cours d'esthéticienne, mais Lili n'y croyait guère. Chaque année, en période de rentrée scolaire, quand Daniel rapportait des listes de fournitures interminables, Gina se lamentait, jurait qu'ils ne s'en remettraient jamais, puis elle avait recours à la boîte à sucre où Simon et Lili thésaurisaient leurs pourboires en vue des fameux cours… Lili se désolait de son sort.
Après le départ de Lili, les bols et les casseroles s'entrechoquèrent encore un moment dans la cuisine, puis le calme revint. Quand Gina rejoignit Simon, un biberon à la main, elle avait retrouvé un teint normal. Elle n'osait pas l'affronter de face, coulait vers lui des regards gênés.
« Tu es fâché ? »
Simon ne répondit rien, il achevait de changer la Nouche qui lui adressait un grand sourire édenté.
« Ecoute, j'aurais pas dû, je sais que ce n'est pas ta faute si on est dans la dèche, tu fais ce que tu peux.
— A mon bon savoir, nous serions plus riches si nous n'avions pas eu six enfants à élever. »
Il tendit le bébé à Gina, prit son manteau et sortit sans un mot de plus. Gina se mit à pleurer.

jeudi 15 mai 2008

L'orgueil

Orgueil mon rempart, ma blessure, source de force, puits d'amertume. Je n'ai besoin de personne, mais je requiers la reconnaissance de tous ; si je ne suis le meilleur, je suis parmi les meilleurs, pourtant les sots l'ignorent. Un groupe se forme où j'aurais ma place, cependant je ne m'y mêlerai point. Que l'on me désire et vienne me chercher, alors peut-être condescendrai-je à laisser miroiter mes facettes. Que je sois beau ou laid n'a pas d'importance, puisque je suis irrésistible quelle que soit mon humeur : sombre, hiératique, j'impressionne, gai je ravis, mon manteau de feu illumine les places austères. Qu'on ne s'y trompe pas, je ne quête rien, me sont dûs révérence, sourires, propos flatteurs —sincères bien entendu. J'aime la louange intelligente, c'est-à-dire celle que je m'adresserais moi-même si la fierté ne me sauvait de ce ridicule. J'admets que chacun est unique, mais je suis plus unique que chacun. Que l'on m'aime je rayonnerai, que l'on m'apprécie je scintillerai. Je n'oublie aucune offense, humilié je crève de haute rage rentrée, dévastatrice, un ouragan m'habite que personne ne décèle. Médiocrité, pacotille, je vous hais, je ne veux être rien si je ne suis pas tout, me cacher sous la fange même, si je ne puis fasciner, en attendant mon heure. Je suis cet individu rare qui connaît la beauté, mais je demeure seul, plus souvent meurtri, incompris, qu'importe ! Je possède les clefs de l'infranchissable, là où je suis de pierre dure, dans l'antre le plus reculé de mon être où je pense et ne dis jamais rien. Orgueil.

Les sept péchés capitaux. N°80 de la revue Griffon -1987

mercredi 14 mai 2008

La vie, Lili ! (chapitre 2)

2 — Daniel

Les gosses s'éparpillaient à la sortie de l'école ; Daniel Martinet et ses copains d'immeuble traversaient la rue Réaumur, pleins d'appétit. Ce que Daniel préférait pour goûter, c'était une tartine beurrée parsemée de copeaux de chocolat noir que sa mère râpait au couteau sur le chant de la tablette. Malheureusement, chez les Martinet, on ne rabotait plus le chocolat à la fin du mois.
Debout sur le seuil de sa boutique, rue des Petits-Carreaux, les mains plongées dans les larges poches d'une blouse blanche, Ocine l'épicier arabe, les vit accourir avec méfiance. Quand ces quatre choléras envahissaient le magasin, Ocine aurait voulu une paire d'yeux supplémentaires dans les oreilles. Comme à l'accoutumée, ils se dispersèrent entre les allées étriquées, Daniel et Malik d'un côté, Alfonso et le gros Laurent de l'autre. Ils explorèrent les rayons, enthousiastes. Derrière eux, le pauvre épicier s'efforçait de les surveiller, penché tantôt d'un côté, puis de l'autre de la muraille de victuailles qui séparait les gamins. Ils achetèrent en fin de compte vingt-cinq centimes de chewing-gum. Ocine regarda attentivement leurs vêtements, mais il ne vit aucune enflure suspecte.
« Un chewing-gum pour quatre, les gars, c'est pas la fête.
— On se le prêtera monsieur Ocine », dit Daniel.
Ils sortirent en se bousculant. Ocine les entendit rire une fois dans la rue et comprit qu'il s'était encore fait avoir.
Un peu plus tard et quelques rues plus loin, ils s'engouffraient dans le vieux passage du Grand-Cerf, un coin tranquille pour manger un morceau.
Malik extirpa de son pantalon un paquet de petits-beurre écrasés, Daniel retira de son cartable un grand pot familial de crème de cacao à la noisette. Ils se partagèrent les biscuits, les index forèrent suavement la pâte.

lundi 12 mai 2008

La vie, Lili ! (chapitre 1)

1 — Mademoiselle Baral
Il y a des écoles qui sentent les vacances, parce que le vent de la mer, l'odeur des pins y entre de toute part, d'autres qui sentent le renfermé, l'odeur de la craie, l'odeur du ballon de cuir et des baskets de toile, des écoles qui sentent le recueillement, la vieille étoffe, la poussière retombée sur le silence, des écoles qui sentent la prison, leur odeur dominante est un mélange de désinfectants, de méchante cuisine alliée à la crasse des pensionnaires, des écoles qui sentent la mélancolie, le tilleul ou le grand marronnier mouillé, des écoles qui sentent gai, l'encre, le bois verni, le cartable neuf, des écoles qui sentent triste… mais toutes les écoles sentent l'enfant, trouvait Mlle Baral. Non pas ce fumet de chair fraîche, ce parfum aigrelet du lait qui fait saliver les ogres et les ogresses, simplement l'odeur de l'écolier, indéfinissable, souvent fatale à l'institutrice de petite santé.
Le jour qu'elle devint dingue, Mlle Baral était pourtant en forme, autant que cette femme pâle, osseuse et mangée de nerfs comme on dit, pouvait le paraître un lundi matin, en dépit d'un ventre étiré par une grossesse de six mois. Elle avait passé un week-end épatant dans la Beauce. La tête pleine de terre grasse, avec des cailles qui s'envolaient de ses yeux, elle souriait par moments aux écoliers, sans s'en rendre compte, en faisant la dictée.
«Il y a des écoles qui sentent les vacances, virgule, parce que le vent de la mer, virgule, l'odeur des pins y entre de toute part, virgule…»
Les enfants, une vingtaine de petits monstres, peinaient sur les cahiers avec des paupières gonflées de sommeil ; et quand ils levaient la tête, des chats squelettiques s'échappaient de leurs regards pour courir tout au long d'un dimanche pouilleux. Au fond de la salle, des gosses en retard d'une phrase se penchaient, paniqués, pour lire sur l'épaule des voisins. D'habitude, elle les laissait patauger, comme ça ils ne pensaient pas à mal faire jusqu'à la fin de la dictée, mais après son week-end épatant à la campagne, Mlle Baral se montrait magnanime : elle leur octroyait un répit. Quelques instants à peine, suffisants tout de même pour suivre le fil du texte. Il faut dire que les bonnes dispositions de l'institutrice s'expliquaient aussi par l'absence de quatre écoliers des plus dissipés.
«…des écoles qui sentent la prison, virgule, leur odeur dominante est un mélange de désinfectants, virgule, de méchante cuisine alliée à la crasse des pensionnaires, virgule…»
Mlle Baral marchait lentement entre les rangées de tables, mais sans aller jusqu'au bout d'une allée. Le fond de la salle la rebutait, elle évitait de s'y rendre. C'était un lieu hostile, plein de choses cachées, de frôlements malpropres. Elle savait bien qu'elle trouverait là-bas des cahiers maculés, des journaux illustrés ouverts sur les genoux, des boulettes de chewing-gum mises à sécher à l'angle des tables jusqu'à la récréation, quelque rat crevé enfermé dans une boîte à chaussures et Dieu sait quoi encore ! Elle ne se sentait plus le courage d'aller au-devant des ennuis, depuis qu'au bout de l'allée du milieu « ils » avaient posé un miroir de poche sur le sol, dans le dessein de regarder sous ses jupes lorsqu'elle enjamberait l'objet au passage. Jamais elle ne put pincer le vrai coupable, Malik Talbi à la table de gauche ou Daniel Martinet à celle de droite. L'un ne valait pas mieux que l'autre. Mlle Baral intercepta par la suite des billets anonymes qui lui mirent le rouge au front, consacrés au mystère de ses dessous… , sans compter les chuchotis, les rires soudains et toutes les cochonneries qu'ils se racontèrent à propos de ses fesses. Elle pouvait leur faire confiance, c'était une classe d'imaginatifs.
«…le tilleul ou le grand marronnier mouillé, virgule, des écoles qui sentent gai, virgule, l'encre, virgule, le bois verni, virgule…»
Une bande de petits récalcitrants odieusement menteurs. Trahoré, le petit Guinéen là-bas près de la porte, était sourd d'une oreille. Il expliquait volontiers que lorsqu'il était bébé, un tigre entré subrepticement dans la case familiale avait rugi trop près de son oreille, avant que le père et les frères ne réussissent à le chasser. Bonne fille, au lendemain de la rentrée, Mlle Baral ne demandait qu'à le croire et à s'ébahir des périls de la vie quotidienne dans la brousse, mais M. Bouquet le directeur de l'école, lui ouvrit les yeux sur les vices de l'enfance en lui faisant observer que les tigres ne se tiennent guère en Afrique et qu'en outre, le jeune Trahoré était né à la maternité de l'Hôtel-Dieu, à un quart d'heure à pied de l'école. Le directeur, devant son inexpérience, la mit en garde:
« Soyez sereine, beaucoup d'enfants fabulent, les vôtres y sont davantage enclins que la moyenne, mais vous vous habituerez. »
«…mais toutes les écoles sentent l'enfant, trouvait Mlle Baral, point final.»
Elle ne s'habituait pas. Au milieu d'une leçon parfois, sa lèvre inférieure se mettait à trembler et sa paupière droite tressautait convulsivement. Elle prenait du Témesta sur les conseils de son médecin, un comprimé matin et soir, mais le mieux pour elle, c'était incontestablement d'enseigner dans une classe sans enfants. Après la dictée, vers dix heures moins le quart ce lundi matin, sans que l'on prît la peine de frapper, la porte de la classe s'ouvrit doucement. Les quatre absents entrèrent, Daniel, Malik, Alfonso, Laurent. Alors les yeux de Mlle Baral sortirent des trous bleuâtres qui les contenaient, elle rougit et sa lèvre inférieure trembla, enfin elle cria d'une voix aiguë aux nouveaux venus de sortir et de frapper à la porte comme les gens civilisés. Ils se plièrent aux exigences de la maîtresse, un silence consterné suivit sa démonstration de force. L'institutrice savoura un instant la victoire, avant de se tourner vers les retardataires qui se tenaient penauds près de l'entrée.
« Où étiez-vous pendant que nous faisions la dictée ?
— Nulle part m'dame, dit Alfonso étourdiment.
Alfonso n'était pas moins inventif que ses camarades, cependant il avait un esprit en colimaçon, les idées tournaient un peu dans sa petite tête avant d'en sortir.
— Nulle part et partout sans doute ? Vous étiez ici sans que je m'en aperçoive, vous étiez invisibles, c'est ça ?
— Oh, pas moi m'dame! fit Alfonso en souriant de toutes ses dents, mais j'ai une grande sœur qui l'est.
— Menteur ! »
Le gros Laurent vint au secours d'Alfonso.
« C'est vrai, moi j'lai vue sa sœur !
— Elle est invisible ou elle ne l'est pas ? Il faut choisir !
— Des fois on la voit et des fois on la voit pas, ça dépend…, expliqua Laurent avec un soupir peiné, ce qui gonfla ses joues roses.
— Je me moque de la sœur d'Alfonso. D'où venez-vous, pourquoi êtes-vous en retard ?
— C'est ma faute, m'dame », intervint alors Daniel.
Le jeune Martinet Daniel était un roux bouclé couvert de taches de son, avec un bout de nez pointu, le genre de gosse que Mlle Baral trouvait adorable —avant que ses nerfs ne faiblissent.
« Eh bien, j'écoute ?
— On était chez moi, on pouvait pas venir à cause de mon oncle Nanou… »
La vérité obligea Daniel à révéler que rien ne serait arrivé sans l'oncle Nanou, débarqué la veille au soir d'un avion en provenance du «Missipissi». L'oncle transportait avec lui une valise longue comme ça, qui clapotait à chaque pas, et dans la valise un alligator. Il ne fallait pas confondre avec un crocodile ordinaire, l'alligator est plus féroce encore. L'oncle Nanou exerçait la valeureuse profession de dompteur.
« Tiens, je croyais ton oncle colonel ? » tenta d'ironiser Mlle Baral, dont le visage secoué de tics aurait apitoyé un caïman.
Daniel leva les yeux au ciel.
« Le colonel, c'est un autre, j'en ai peut-être dix des oncles, alors ! »
Quoi qu'il en fût, au moment de partir à l'école, Daniel convia ses trois condisciples et voisins d'immeuble à venir chez lui admirer le monstre, durant une absence de l'oncle. Mais à peine avaient-ils ouvert la valise où, baigné d'une eau verte exotique, l'alligator se remettait des fatigues du voyage, que l'animal s'éveilla puis regarda alentour avec une pointe d'appétit. A la vue des enfants il se mit à bâiller de toutes ses grandes dents, l'haleine lourde, et sortit de l'eau (les filles de la classe poussèrent des cris d'effroi)… Alors les galopins abandonnèrent l'appartement pour se réfugier à l'étage supérieur, d'où ils assistèrent impuissants mais curieux, au petit déjeuner du saurien dans l'escalier. Entre le cinquième et le premier étage, l'alligator dévora tous les paillassons et une quantité de barreaux de la rampe, pourtant de fer forgé. Il aurait certainement croqué la sœur d'Alfonso, qui survint de la rue à ce moment, si, par bonheur, celle-ci ne s'était précisément trouvée dans sa période invisible. L'affaire s'acheva somme toute heureusement par le retour de l'oncle Nanou, qui saisit l'alligator par la queue et le traîna jusqu'à sa valise.
« Nous, forcément, on se tenait à carreau, vu que l'alligator bouchait l'escalier… »
La salle bruissait de commentaires appréciateurs, de petits rires contenus. L'institutrice soupira dramatiquement, avec la solennité précaire d'un malade sur le point d'expirer.
« Allez vous asseoir », dit-elle d'une voix lasse.
La classe se poursuivit jusqu'à midi sans anicroche supplémentaire, mais le charme du week-end épatant n'agissait plus, Mlle Baral promenait sur les écoliers un regard morne. Les coins de sa bouche tombaient, elle déglutissait souvent sans parvenir à avaler une bonne fois l'alligator qui s'accrochait à sa gorge, et quand elle bâillait on voyait bouger la queue du reptile au fond du gosier.
Après le déjeuner qu'elle prit à la cantine, car elle devait surveiller la cour de récréation ce jour-là, Mlle Baral se mit à faire les cent pas sous le préau en compagnie d'une collègue. Le vent du nord qui se coulait dans la rue Dussoubs, sautait les murs et les toitures, blessait les oreilles de ses griffes de glace. La majorité des enfants s'agglutinaient en essaims bruyants dans les recoins abrités, tandis que quelques autres jouaient à saute-mouton au milieu de la cour. Mlle Baral écoutait distraitement sa collègue discourir à propos de la guerre scolaire. Tandis que les institutrices arpentaient le préau, un bonhomme roux franchit le porche de l'école. Il s'arrêta au seuil de la cour. A la mi-novembre, il portait une simple veste tricotée au dessus d'un jean serré. Au bout de son bras droit pendait par une ficelle un volumineux colis horizontal enveloppé de papier journal, anormalement long, renflé au centre, effilé à l'une des extrémités. On aurait dit un crocodile empaqueté. Mlle Baral frissonna et serra plus étroitement autour de son ventre les pans de son manteau avant d'aller à la rencontre du visiteur. Le type pointa son grand nez rougi de froid à gauche, à droite de la cour, puis il fit un geste joyeux de sa main libre en direction des garçons qui jouaient à saute-mouton. Daniel Martinet l'aperçut à ce moment. Il s'écria: «Tonton ! » et accourut. Ils s'embrassèrent avec effusion et bavardèrent un moment avant que l'institutrice ne les rejoigne.
« Mon pauvre petit Daniel, il semble que l'alligator soit bien malade ! » dit-elle avec ce sourire attendri qu'elle sortait exceptionnellement, comme un cinquième as glisse de la manche d'un joueur au cours d'une partie délicate.
Le gosse lui jeta un regard en coin.
« Vous êtes son oncle le dompteur, je présume ? »
Le type grogna:
« Oh, bof !
— Savez-vous que Daniel nous a tant parlé de l'alligator, que toute l'école connaît les aventures de ce brave animal ?
— Ouais, mais maintenant il est mort, fit Daniel, lugubre.
— Si vite, que lui est-il donc arrivé depuis ce matin ? »
Mlle Baral fixait l'oncle avec insistance. Il re-grogna avec embarras :
« Oh, bof !
— Tonton Nanou l'a tué, parce que l'alligator a bouffé la jambe du vieux du sixième. Il était bien obligé, et maintenant il s'en va, vu que 'man, elle est pas trop contente.
— Je parle à ton oncle, dit l'institutrice haussant le ton.
— Oh, bof! Ça c'est passé comme ça, vrai de vrai ! comme il raconte le petit. »
L'oncle Nanou regardait le bout pointu de ses chaussures, des bottes mexicaines dont la semelle béait sur les côtés. Les maxillaires de Mlle Baral saillirent rageusement, elle donna un coup de poing au paquet qui rendit un son mat.
« C'est la rigidité cadavérique je suppose ? Il ne pèse pas trop lourd?
— Pour ça non, il est empaillé », bougonna l'oncle.
Et Daniel d'ajouter:
« Il allait pas perdre la peau quand même ! Après tout le mal qu'il s'est donné pour le ramener du Missipissi.
— Mississippi, on dit », corrigea l'oncle qui adressa un sourire largement complice à Mlle Baral.
Celle-ci pinça les lèvres avec dégoût.
« Oh, bof ! Je voulais juste le fourguer à un collègue antiquaire, mais ça n'a pas marché. Alors, comme ma sœur Gina veut plus la bestiole chez elle, je m'en vais. C'est pour ça que j'embrassais le petit.
— Partez ! Un individu qui favorise les mauvais penchants d'un enfant n'a rien à faire ici. »

Il y a des écoles qui sentent la jungle, le marigot, l'haleine forte du carnassier. A deux heures de l'après-midi ce lundi, la santé de Mlle Baral s'altéra subitement, dès son arrivée en salle de classe. Les gosses engourdis après le froid du dehors étaient plutôt silencieux. La maîtresse se mit à marmonner des choses inintelligibles entre ses dents, tandis qu'elle vidait le contenu de sa serviette sur le bureau, et alignait les uns à côté des autres, avec un soin maniaque, les objets qu'elle en tirait. Elle fixait intensément ses livres, ses cahiers, son calepin, ses crayons, sa boîte à fards, ses cigarettes, son briquet, les petits clichés de l'échographie de son futur bébé, sa poignée de gros caramels mous, mais on voyait bien que son esprit était ailleurs. Au bout d'un long moment, elle remarqua enfin la présence des vingt-quatre petits alligators qui la regardaient cruellement, pattes griffues croisées sur les tables. Elle fit: « Eh ! », puis battit des paupières pour chasser l'inopportune vision. Son teint blanc prit la nuance grisâtre du papier recyclé, ses mains jouèrent fébrilement avec la poignée de la serviette et des larmes gonflèrent au coin de ses yeux. Au prix d'un bel effort, elle dédaigna le péril et commanda aux élèves de prendre les cahiers de calcul, d'ouvrir les livres d'arithmétique à la page 125, puis les abandonna aux prises avec une obscure histoire de pommes de terre à livrer à l'aide de sacs trop petits. Elle s'assit dans son fauteuil où elle demeura immobile, la figure appuyée sur ses mains ouvertes. Mlle Baral pleurait.
Ce fut d'abord un chagrin silencieux, jusqu'à ce que des écoliers depuis longtemps débarrassés de leur problème de patates, intrigués, vinssent la trouver. Alors, elle éclata en sanglots qui firent un bruit de tonnerre et médusèrent les enfants. Une fillette émue voulut lui passer une main délicate dans les cheveux, pour voir si des fois ça la consolerait. Mlle Baral se mit à trembler de tête aux pieds, elle s'écria que les sales bêtes ne la touchent surtout pas ! Les gosses attroupés autour d'elle regagnèrent leurs places, perplexes. À l'approche de la récréation, Mlle Baral pleurait toujours. Cela aurait pu se prolonger indéfiniment, personne n'osant bouger, si le maître de la classe voisine, attiré par les pleurs qui s'entendaient de loin, n'était venu aux nouvelles. Rapidement, il essaya d'entraîner sa collègue vers le couloir, mais elle s'agrippa au bureau, les yeux fermés. Elle cria qu'elle ne voulait pas mourir bouffée vive, qu'il fallait prendre garde aux crocodiles. L'instituteur comprit alors la gravité de la situation, il fit évacuer la cage.
« Venez, il n'y a plus aucun risque à présent. »
Mlle Baral regarda longuement alentour d'un air hagard. Enfin, elle consentit à lâcher le bureau et à sortir de la classe. Elle ne devait plus y revenir avant longtemps. Mlle Baral finissait une grossesse difficile.

samedi 10 mai 2008

La colère

On fêtait à bord de La Vagabonde l'anniversaire de l'amiral. Il y avait autour de la table quelques-un et quelques-unes des plus fameux capitaines de la flotte : Louis Costerousse, Marie Louve, Marc Hardi, Isabelle Flamme… On était au fromage, la conversation tanguait sur les histoires de sirènes, Marie Louve prétendait avoir entendu chanter aux Tuamotou une sirène mâle, un ténor. C'est alors que le matelot qui servait à table se permit à mi-voix une réflexion désobligeante pour les fesses de la capitaine. Marc Hardi qui avait du penchant pour elles l'entendit. Toujours plein d'un sang tempétueux, il repoussa son tabouret avec rage, tira son sabre d'abordage et gronda :
—Tu vas regretter ce mot !
Le matelot blême tomba à genoux, mains jointes.
— Miséricorde capitaine !
Mais l'homme de mer les yeux déjà injectés de sang, les veines du cou raidies telles des amarres, les lèvres tordues d'une hideuse fureur, l'empoigna par les cheveux. D'un revers de sabre, il lui trancha la tête et dans le même mouvement la jeta par la fenêtre. Après quoi un peu hébété, il pria l'amiral d'excuser ce geste d'humeur.
Un nouveau matelot apporta les poires.

Les sept péchés capitaux. N°80 de la revue Griffon -1987

La luxure

Trois hommes sont venus.
Le plus grand m'a dit eh ! en lissant ses cheveux, le moyen a bien bu, le petit n'a rien eu.
Le grand m'a mordu au cou pendant que j'ôtais mon jupon,
sans mes jambes entravées j'aurais pincé son nez.
Le moyen m'a souri en ôtant sa chemise, le petit regardait et il ne disait rien.
Le grand et le petit ignoraient tout des chansons, le moyen était brun même sans pantalon.
Il a trouvé le miel des mots pour ma taille et mes yeux, mes reins, mon ventre, mes cheveux.
Le grand avait l'air bête et le petit confus pendant que le moyen se mettait tout nu.
Alors je lui ai donné tout ce qu'il demandait, ma culotte en dentelle et ce qu'il y a dessous, ma chemise de satin et ma poitrine nue.
Le petit s'était mis à pleurer dans son coin, le grand nous a suivis jusqu'à la chambre, langue pendante comme un chien. Puisqu'il ignorait tout des chansons, nous l'avons repoussé, il est tombé dans l'escalier.
Nous nous sommes aimés le moyen et moi bien après le soir tombé.
Puis ils sont repartis, le grand avait l'air aussi penaud que le petit.

Les sept péchés capitaux. N°80 de la revue Griffon -1987

jeudi 8 mai 2008

Au nom du père

Au nom du père,

J'ai bâti à regret mon arche parmi des cistes et des lavandes, à l'ouest d'un grand chêne rejailli de la forêt primaire —j'aimais la rumeur des villes, les senteurs de filles, et les actes réglés des gens conséquents.
Le silence est si vaste qu'on entend s'user l'éternité. Le soir, quand je tète aux étoiles, un sanglier tout noir vient creuser sous mes pieds. Il vole mes glands et me traite de fou, mais j'ai trois colombes apprivoisées. La première roucoule en latin, la seconde picore mes péchés, la dernière m'observe de biais. Un matin, sur les coups de dix heures, car j'ai toujours aimé traîner au lit, elle portera mon âme au Ciel. Faites, mon Père, qu'elle ait assez mangé.
Au nom du Fils et de la Fille,
J'ai cru mourir d'enfanter du bout des lèvres, un vent blond si léger qu'il s'est envolé par dessus les cyprès.
Ainsi soit que demain vienne,
sous le paillasson taché d'encre à ma porte, j'ai glissé des mots, amour, rire, souffrance, et toutes ces choses piquantes dont on accommode d'ordinaire le souvenir en salade.
Pour vous ?
M.G.

Texte écrit pour L'embarcadère, un ouvrage conçu et illustré par Alain Pouillet, Lyon 1993