Bienvenue au lecteur.

Un espace pour respirer et me souvenir de ce que j'aime… Un lieu aussi où nous serons deux à nous exprimer, Marcelle et Jean-Louis.
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samedi 25 septembre 2010

Les Poussegrain —9

Résumé présumé : Or donc, la Blanche vient de mettre le doigt sur le secret de Justine —ce qui est une façon de parler, puisqu'il qu'il était question d'une main entière dont l'histoire ne dit pas s'il s'agit de la gauche ou de la droite.

[ À propos de ce que l'on sait ou ne sait plus, il est par ailleurs curieux de noter que Juste Poussegrain en son grand âge semble avoir gommé Blanche de sa mémoire. On pourrait certes, expliquer cet oubli par la blessure d'amour-propre que dut lui causer l'obligation de s'habiller en fille et de se faire appeler Justine —le lecteur fidèle sait déjà que le travestissement imposé par sa digne mère le fit souffrir—, mais ce serait un peu simpliste. Juste Poussegrain a vécu trop longtemps et connu assez de tribulations pour n'attacher aucune importance à cette péripétie de l'adolescence.

À l'occasion de l'un de nos entretiens avec lui, nous nous sommes néanmoins étonnés qu'il ait pu oublier la Blanche. «Mais enfin, monsieur Poussegrain : Jamais de la vie, on ne l'oubliera, la première fill' qu'on a pris' dans ses bras… Rappelez-vous Brassens ! —Brassens ? Ça me dit rien non plus, je devrais connaître?» Et comme ma femme entonnait le début de la chanson, qui aurait dû précisément lui parler ( «J'ai tout oublié des campagnes d'Austerlitz et de Waterloo…»), il l'interrompit en agitant sa grande main marquetée d'années. «Vous fatiguez pas ! J'écoute pas la musique d'aujourd'hui…»

Juste se leva de son fauteuil et s'approcha à petits pas d'un guéridon encombré de tout un foutoir dont nous vous épargnerons la description. Il farfouilla dedans, déplaça des objets, et brandit un iPod, avec un sourire indéfinissable. «C'est un cadeau de ma petite-fille…» La phrase resta en suspens le temps d'une intense réflexion, puis il reprit : «Bon, je sais plus laquelle… Quand elle repassera, faut que je lui dise de me remettre l'électricité dedans, ça marche plus. Elle est gentille, cette petite : elle a recopié toutes mes musiques, parce que le gramophone est foutu…» Ce disant, il indiqua d'un mouvement de tête les éléments d'une chaîne hi-fi empilés sur une chaise paillée Directoire.

N'allez pas conclure de cette anecdote que Juste soit devenu gâteux en vieillissant, au point de ne plus se souvenir du nom de ses petits-enfants : c'est qu'il a vraiment beaucoup vieilli, et par conséquent accumulé un nombre de descendants qui défierait la mémoire de n'importe qui à sa place. Il délaissa l'iPod et fouilla le bazar sur le guéridon d'où il finit par exhumer une pochette de 45 tours qu'il nous tendit. «Et celle-là, vous la connaissez ?» Par dessus l'épaule de ma femme, j'aperçus un grognard de l'Empire en illustration, ainsi qu'un titre en vedette : «Le chant de l'oignon». «Non, je ne crois pas la connaître, répondit ma femme. —Ah, vous voyez ! Je suis comme tout le monde : j'aime surtout la musique de ma jeunesse. —Précisément, votre jeunesse ! C'est étonnant que vous ayez oublié Blanche, non ? —Il s'est passé tellement de choses, vous savez… La retraite de Russie, j'ai perdu ma mère, ce salopard de Miladiou a rappliqué, j'ai eu un commerce à Berlin… Pourquoi je me souviendrais de cette Blanche ? —Parce que c'était la première, dis-je avec un sourire. —Vouais, bon ! Insistez pas, ma femme écoute peut-être !» coupa-t-il avec une soudaine impatience, balayant l'air d'un geste qui englobait la pièce…

Nous aurons l'occasion de parler plus avant dans le récit d'Adèle de Sainte-Touche, la défunte épouse de M. Poussegrain ; remarquons toutefois qu'il semblait douteux qu'elle pût écouter notre conversation, car son magnifique portrait en pied est accroché au mur de l'escalier d'honneur, séparé de la chambre par une volée de marches et un couloir d'environ une vingtaine de mètres … Néanmoins, nous nous abstînmes d'insister quant à ses relations avec Blanche, clairement évoquées dans plusieurs des dizaines de cahiers relatant l'histoire de la famille, noircis par ses descendants.]

Ceci dit, où en sommes nous de la Blanche et de la Justine ? Voilà: sur une molle couche d'herbe et de feuilles mortes, la jeune femme vient de saisir Justine aux parties, à travers sa jupe —il faut entendre qu'il est question des parties de Juste, sans quoi Blanche n'eut rien trouvé à secouer aux parties intimes d'une Justine véritable…

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« C’est ben ça, mon pauvre bichou !» reprit-elle sur le même ton, sans que garçon sache bien s’il était question de son âge ou de la soudaine dilatation de sa bistouquette sous la pression de la menotte.

« À quoi qu’elle pense, ta mère, hein ! C’est pas des choses à faire, susurra-t-elle le palpant, y a de quoi tourner culophile. T’en fais pas, mon Justin, je vas t’arranger ça…»

Ensuite Blanche se tut, elle n’était pas causeuse au labeur, mais fit beaucoup pour soulager le tourment identitaire du jeune Poussegrain et l’illuminer quant au bon usage de la sexualité. Le poulain d’abord monté à cru, elle mena un trot pantelant aussi prolongé que ses forces le permirent. Les bras collés au corps, les poings crispés, Juste l’écoutait haleter et geindre, épaté que sa contribution pacifique put engendrer autant d’effets. Enfin hors d’haleine, la vaillante chavira sur l’herbe, le garçon toujours planté dans son entre-cuisses.

« T’es un coriace, toi ! Besogne un peu, mon bichou !»

(à suivre, peut-être ? Pour lire les épisodes précédents se reporter à l'onglet «Répertoire» )




samedi 18 septembre 2010

Les Poussegrain —8

Résumé: Le jeune Juste devenu Justine porte jupons et sert la soupe aux troupes napoléoniennes. Sa mère la Poussegrain mise à part, personne ne connaît le secret. Et voilà qu'un jour, roulant à deux et à bras une pesante roue de chariot, comme il peut arriver par les chemins de l'Histoire, le coude de la Blanche vint à lui frotter le bas-ventre… C'est à peu près à ce point que nous en sommes, Blanche la perle du putier de La Chevalière ayant donné un rendez-vous à Justine pour la nuit suivante. Le lecteur serait bien inspiré de se reporter aux premiers épisodes s'il veut comprendre quelque chose à l'étonnant et véridique destin de Juste Poussegrain, avec qui nous trinquâmes cet été encore, puisqu'il coule une interminable retraite en son hôtel de la rue du Seau de fer, dans le Marais…

Une fois les charriots parvenus sans autre encombre à leur nouveau campement, la journée achevée, les gamelles torchées, les feux réduits à braises, les chaudrons couverts ―deux chaudières qu’on ne récurait jamais, les restes du jour servant de fond à la pitance du lendemain : la soupe aux légumes secs et le ragoût, soit la même soupe agrémentée de morceaux de viande―, la cantine close enfin, la vivandière décrocha la lanterne de l’auvent et monta se coucher en maugréant.
« Journée de merde, amène-toi, Justine.
― J’ai pas sommeil, je reste un peu.
― Y aura pus de lumière, faudra voir à pas me marcher dessus, eh !
― Je ferai attention, mère. »
Le chariot bougea avec des grincements sourds tandis que la Poussegrain s’installait pour la nuit. Son ombre massive se dandina sur la bâche jusqu’à ce qu’elle éteignît la lanterne et se couchât avec un grognement soulagé. Juste attendit un moment encore, accoudé à la table. Enfin, un chapelet de pets carillonna dans la roulante le rituel de l’endormissement maternel et le garçon se mit debout, tranquillisé.

Il s’écarta du chariot à la lueur roussâtre des feux de bivouacs distants et, la démarche incertaine, se rapprocha timidement du putier de la Chevalière établi ce soir-là dans les parages d’une petite unité du train des équipages parmi laquelle se trouvait un charron. Juste avait aperçu celui-ci s’affairer en bras de chemise à remplacer son bricolage par une pièce neuve, puis vérifier et graisser chaque roue du fourgon. Autant qu’il avait pu en juger de loin, sa curiosité un tantinet jalouse gênée par le va-et-vient d’uniformes alentour du putier, la mère maquerelle et ses filles avaient prodigué leur reconnaissance au bonhomme une partie de la soirée. Il était resté dîner avec elles, dehors sous la toile de tente d’où fusaient rires et éclats de voix ; Juste ne l’avait pas vu repartir, peut-être se trouvait-il maintenant dans la voiture à se régaler d’une fille pour dessert, la Blanche, qui sait ?

C’était la première fois qu’il s’arrêtait à l’idée que Blanche prenait des coups et se faisait défoncer comme les autres, et même plus souvent que les autres. Ça lui fit un choc. Elle avait un petit coude si doux, comment ce charron pouvait-il la faire souffrir ! Pff ! Juste souffla son incompréhension par la bouche, et parcourut les derniers mètres le séparant du fourgon avec circonspection. Si ça lui plaisait à elle d’être battue, fort bien, mais il n’était plus aussi sûr d’avoir envie de la voir. Pourquoi faire d’ailleurs, puisque la roue était réparée et qu’ils n’auraient même pas le plaisir de la pousser encore un peu ensemble ? Quand la Blanche lui avait demandé de venir, il s’était senti tout drôle dedans, comme s’il avait reçu un petit coup de coude là, et il avait dit oui. Mais cet instant de grâce de la matinée était loin, il appréhendait brusquement le tête à tête avec elle…

Juste frissonna, trop tard pour s’en aller : assise toute seule sous la tente, la Blanche l’avait vu arriver. Elle se leva de son tabouret et approcha nonchalamment.
« Alors te voilà, la Justine ! Je me demandais si que tu viendrais, dit-elle à voix basse.
― J’avais dit qu’oui… »
Elle prit affectueusement sa main entre les siennes et tendit un instant l’oreille aux bruits de conversations paisibles qui filtraient du fourgon, puis l’entraîna du côté opposé à la ligne des feux de cantonnement, en direction d’un bosquet sans frondaison dont les branches noires griffaient le ciel étoilé. Ils marchèrent un moment au travers d’un labour, se tordant les pieds au creux des sillons, et dérangèrent un oiseau qui changea de gîte dans un claquement d’ailes apeuré.
« C’était quoi ? demanda Blanche, rompant le silence.
― Sais pas, une espèce de perdrix, peut-être bien…
― Fera pas d’vieux osses, la volaille, avec tous ces gaziers qu’ont l’estomac dans les talons et le fusil qui démange ! » dit Blanche avec un petit rire étouffé.

Parvenus au bosquet, la jeune femme qui tenait toujours Juste par la main, se laissa choir entre deux troncs sur un tapis d’herbe et de feuilles mortes de l’automne précédent. Cédant à son invite muette, le garçon s’assit près d’elle, à la fois craintif et sous le charme d’une atmosphère de complicité inconnue de lui. Sa surprise fut totale lorsque Blanche le renversa doucement sur le dos et murmura à son oreille : alors, comme ça, te voilà dans ton quinzième printemps, la Justine ? tout en l’empoignant entre les jambes à travers sa jupe. Vouiiiii, expira-t-il, ahuri qu’elle touchât à la vérité avec autant de désinvolture.

(à suivre, peut-être ?
Premier épisode par ici… La suite par là…)


mercredi 28 juillet 2010

Les Poussegrain —7

Résumé: Deux chariots en panne sur la route des guerres Napoléoniennes… Deux filles remontent la pente avec la roue perdue par le premier véhicule. La plus âgée, est une aimable fille à soldats prénommée Blanche —la perle du putier de la Chevalière sa patronne. Justine, la seconde, à peine adolescente, cache dans son cœur un lourd secret : elle s'appelle en réalité Juste, car c'est pour complaire à sa mère qu'il porte jupons et cheveux longs… Bref, au point où nous en sommes, le cas de Justine défie le résumé. Le lecteur insatisfait est donc invité à se plonger dans les épisodes précédents…


L’adolescente contrôlait l’équilibre du cercle tout en le poussant, alors que Blanche, plus petite, faisait tourner les rayons de bas en haut. À plusieurs reprises, un coude de la jeune femme frotta par mégarde le bas-ventre de Justine, laquelle trouva la chose plaisante et fit mine de ne rien ressentir.
« T’es devenue grandette, la Justine, ces derniers mois ! Ça te fais combien, à c’tte heure ? questionna Blanche tout à coup.
― Hein ? Oh, dans les quinze ans, je crois bien.»
Là-dessus, la venue d’une autre fille à la rescousse tarit la curiosité naissante de Blanche et renfrogna Justine, mais la roue fut à pied d’œuvre en un rien de temps. On approfondit quelque peu l’ornière du chemin à l’aplomb de l’essieu et l’on enfila le moyeu de roue sur la fusée. Restait à résoudre l’épineux problème posé par la défaillance d’un gros écrou permettant d’assujétir le moyeu à son axe, et qui s’était brisé en deux peu avant la perte de la roue… La Chevalière se voyait déjà contrainte à rouler sur trois roues seulement, au risque de disloquer son précieux fourgon, quand Justine suggéra une réparation de fortune à partir d’une bague de métal renforçant un piquet de tente fendu, attaché avec d’autres au flanc du véhicule.
« On serre le boulon là-dedans, ça tiendra un bout de temps.
― Tu saurais le faire ? dit la maquerelle dubitative.
― Peut-être bien qu’oui…
― Alors, vas-y ! Où qu’on est rendus, on risque pas grand-chose.»
L’adolescente plongea donc l’extrémité du piquet et son renfort de métal dans un foyer improvisé au bord de la route, jusqu’à ce que la bague dilatée glissât de son support carbonisé. Elle la fit chauffer encore un peu, puis saisit la pièce portée au rouge à l’aide de pinces à feu et l’ajusta à coups de marteau autour de l’écrou reconstitué sur une pierre plate. L’assemblage refroidi, l’écrou étroitement cerclé reprit sa place à l’extrémité de l’essieu, et toutes les filles de s’extasier sur l’ingéniosité de l’adolescente… La Chevalière serra Justine dans ses bras pour biser ses deux joues de gratitude, la Poussegrain se rengorgea, mains aux hanches, mais c’est le regard admiratif de Blanche, étincelant et joyeux, qui remplit Justine de fierté.
Quand le putier reprit la route, la Chevalière tenant les rênes, les passagères restées à terre marchèrent à côté jusqu’au bas de la pente afin de surveiller la solidité de la réparation. Justine et Blanche cheminaient seules dans l’intervalle séparant le bordel ambulant du fourgon de la vivandière.
« Faudrait qu’on parle, nous deux… Tranquilles, tu vois ? dit Blanche brusquement.
― On parle de quoi ?
― Là, tout de suite ? De rien ! Avec ta mère aux fesses et les autres devant, on peut pas causer tranquilles… Ça serait mieux que tu viennes faire un tour par chez nous cette nuit. Qu’est-ce que t’en dis, la Justine, tu viendrais?
― Oui.»
Blanche lui fit un sourire si gentil que Justine aurait voulu que la nuit tombe à l’instant.

(premier épisode ici… la suite par là…)

mardi 8 juin 2010

Les Poussegrain —6

Résumé: de crainte que son fils chéri ne soit enrôlé de force dans l'armée napoléonienne, Mme Poussegrain, travestit le jeune Juste en fille. Et c'est ainsi que Juste est devenu Justine…

Il n’y avait guère que la Blanche dont Juste ne se méfiait pas, une brunette de fille à soldats aux grands yeux noisette et aux lèvres pareilles à deux quartiers d’orange. Juste aimait bien la voir rappliquer au chariot. Blanche lui parlait gentiment, demandait de ses nouvelles ―alors ce doigt, la Justine, ça va-t-y mieux ? Et même s’il ne s’était plus coupé le doigt depuis des semaines, elle avait toujours une amabilité à son égard. Juste répondait d’un sourire, murmurait quelques mots d’un air timide, et chaque fois qu’il le pouvait lui servait double ration de soupe en douce de sa mère… Au fil du temps s’établissait ainsi entre eux un copinage furtif, sans nuage.

La Poussegrain aussi accueillait Blanche avec sympathie : il suffisait que la jeune femme apparaisse pour que les hommes s’empressent de lui offrir à boire. Elle sifflait ses trois ou quatre petits verres de gnôle avec bonne humeur, avalait sa gamelle de soupe, et repartait bientôt au bras d’un client. Blanche avait des ribambelles d’admirateurs disposés à l’escorter jusqu’au fourgon bâché qu’elle partageait avec une bande de filles. Parfois, ils faisaient la queue au pied de la voiture, spécialement pour elle.

Aux yeux de sa maîtresse, La Chevalière, qu’on appelait ainsi parce qu’elle se vantait d’avoir été cuissée par un aristocrate dans son enfance, Blanche était une perle, elle ne tarissait pas d’éloges à son égard.
«Des comme la Blanche, qui vous bousilleraient deux paillasses par campagne, y’en pas beaucoup ! Peut-être même qu’y en a qu’une, alors je la bichougne tant que j’y peux», avait-elle dit une fois, papotant avec la Poussegrain, ce qui arrivait rarement car les deux femmes ne s’appréciaient guère. La vivandière jalousait la condition peu fatigante de la mère maquerelle, laquelle se serait passée de sa concurrence dans la vente d’alcool, un à-côté naturel de son négoce… Il leur fallait pourtant pérégriner le plus souvent ensemble puisqu’elles parasitaient le même corps d’armée, et même se prêter main-forte à contrecœur dans les coups durs.

Aux environs d’Eckmühl, en Bavière, le putier de La Chevalière perdit un jour l’une de ses grandes roues arrière qui, sur sa lancée, dépassa le fourgon et dévala la route en pente… Juste et sa mère firent halte peu après l’incident derrière le véhicule immobilisé et bancal dont les passagères piaillaient dans la gadoue, s’accusant les unes les autres d’avoir failli à l’entretien de la voiture.
Pendant que la Poussegrain allait savourer de plus près le dépit de la Chevalière, Juste partit en quête de la roue vagabonde qu’il retrouva en bordure d’un pré, une centaine de mètres plus loin. En sautant de la route dans le pré, sa jupe soulevée par commodité, l’adolescent aperçut un cadavre en uniforme blanc couché au fond du fossé. Il redressa d’abord la roue et lui fit franchir le ruisseau avant de jeter un coup d’œil au mort.
« Qu’est-ce que tu regardes ? demanda Blanche qui arrivait pour l’aider.
― Un Autrichien, un éclaireur, on dirait…»
La jeune femme vint regarder aussi. Ses jupons tenus retroussés d’une main, un pied de chaque côté du fossé, elle s’accroupit au dessus du cadavre afin d’inspecter les poches de l’uniforme. Blanche se redressa vite et s’essuya les mains en riant.
« Y a plus rien, l’est archimort, le couillon !»
Sur cette oraison, elles entreprirent de remonter la lourde roue dont le diamètre dépassait la taille de Justine

(premier épisode icila suite par là…)

jeudi 20 mai 2010

Les Poussegrain —5

Résumé: le petit Juste Poussegrain aide de son mieux sa maman qui est une pauvre vivandière filant le train aux armées impériales… La bataille d'Eylau, en 1807, bouleverse cette femme de cœur qui, pourtant, en a vu bien d'autres…

Ce fut aussi à Eylau que le garçon se découvrit une aversion définitive pour la carrière militaire. Par chance, depuis que Bonaparte avait tourné au Napoléon, la Poussegrain n’eut jamais l’occasion de lui rappeler qu’il devait faire de Juste un brave. D’ailleurs, l’empereur aurait-il rappliqué qu’elle se serait sans doute hâtée d’éloigner l’adolescent, de peur qu’un lèche-cul de soldat ne rafraîchît la mémoire de l’ogre. Tous les témoins de la scène étaient morts ou dispersés depuis belle lurette, mais la Poussegrain ne pouvait s’empêcher de la raconter aux vagues successives de ses habitués, exhibant le petit verre dans lequel le général Bonaparte avait bu, que personne n’avait plus utilisé depuis, et décrivant le tirement d’oreille de Juste comme un signe d’impérial parrainage qui donnait valeur de promesse à la boutade finale.

Au fil des ans, la vivandière s’était mise à goûter la compagnie fidèle de Juste, souvent distrayante et toujours utile, si bien qu’elle tenait à présent autant à lui qu’à sa jument Charlotte ― pour le grand hongre Louison, fallait voir : à lui seul il aurait pu tirer la roulante sur près de vingt lieues… Un gosse, surtout un garçon, c’est moins précieux qu’un bon cheval, il faut bien reconnaître, mais ça l’aurait embêtée de voir partir Juste pour le régiment à côté. Bref, la Poussegrain devenue sentimentale s’avisa après Eylau que, même loin des yeux de Napoléon, son fils risquait un jour ou l’autre d’éveiller la convoitise d’une armée à court de piétons.
Les yeux gris et le poil blond comme son fumier de père, il n’avait que treize ans, oui, mais grandet et bien bâti, il serait déjà rentré sans retouche dans la dépouille d’un tambour. Aussi saisit-elle la première occasion de coller au train de troupes qui ne la connaissaient pas encore, et travestit Juste avec des effets de fille pris dans une chaumière prussienne dont tous les habitants avaient été massacrés. Elle le pomponna d’une coiffe de coton neuve soustraite à son propre trousseau, et pour le coup, fit de lui une Justine présentable, bien qu’un peu montée en graine. Grâce à quoi le garçon réussit à traverser l’Empire en gardant ses deux yeux et ses quatre membres.

Il n’en fut pas plus heureux pour autant, car les contraintes de sa condition d’emprunt empoisonnèrent peu à peu son adolescence. Uriner à proximité d’un public, déjà, était un supplice, car une vivandière qui se respecte fait ça debout, les jupes écartées par devant, le regard altier, distrait ou rieur selon les circonstances. Faute de pouvoir empoigner son zizi sous la jupe pour viser, Juste se pissait sur les jambes à tous les coups et restait ensuite mouillé pendant de longues minutes, humilié. Sa voix sortit de la mue avec un timbre trop grave qui l’obligea à devenir une fille taciturne, frustrée du commerce de son prochain. Une fois par semaine, dès qu’il faisait assez clair au matin sous la bâche de la roulante, il épilait le regain de duvet à sa lèvre supérieure et son menton. Mais le plus pénible restait la surveillance de chaque instant qu’il devait s’imposer en présence d’étrangers, les hommes en particulier dont l’œil virait si vite de l’indifférence au salace pour un simple geste de sympathie, un battement de paupière, un frôlement involontaire, un sourire étourdi… Il passait pour une simplette mal bâtie auprès des soldats, portés à se divertir sous cape de ce que la Poussegrain aurait pu lui céder sans dommage une part de ses miches et de ses tétons.

Cela ne les décourageait pas de lui faire des avances dans le dos de sa mère, ni de claquer à l’occasion son postérieur coriace. Juste éprouvait alors des frissons de pucelle harcelée, terrifié par ces hommes débonnaires au bivouac qui pouvaient devenir en d’autres conjonctures d’une férocité irrésistible ; la seule idée de leur plaire lui donnait la nausée. Comme le petit paysan se cultive dans l’observation de la nature animale, il les avait trop vus à l’œuvre pour se représenter l’amour autrement qu’en une saillie sauvage pleine de cris, de coups, de sanglots ―il confondait avec le viol jusqu’aux ébats de sa mère, dont il ne connaissait que remuements de chariot sur sa tête, objurgations ordurières, râles, et ahans. Les femmes aussi, le mettaient mal à l’aise par leur évidente complicité avec les soldats qui dénotait un goût bizarre de la souffrance. Il n’était pas ainsi, et puisque il n’éprouvait aucun désir de leur faire du mal, il n’était pas non plus comme les hommes… Il se demandait ce qu’il était ; surtout quand il venait de prendre un plaisir solitaire. La Poussegrain ne lui était d’aucun secours en ces matières : elle ne voulait le considérer qu’en Justine depuis qu’il portait des jupes et s’énervait chaque fois qu’il tentait d’éclaircir par la bande le mystère des trois sexes ―le masculin, le féminin, et le sien.
«Méfie-toi des hommes, ma fille, c’est que des cochons !» éructait-elle pour couper court.

(premier épisode ici… la suite par là)

mercredi 19 mai 2010

Les Poussegrain —4


Résumé des épisodes précédents:
C'est une époque où l'Europe est enceinte de Napoléon, mais elle ne le sait pas encore. L'histoire se déroule aux armées, côté intendance libérale —l'usage étant alors d'autoriser le petit commerce à pallier les carences de l'ordinaire du soldat. Le petit Juste Poussegrain tombe orphelin de père peu après sa naissance. Sa maman le ramasse, quoiqu'elle eût préféré une fille pour l'épauler plus tard dans son beau métier de vivandière. Cependant, la mère Poussegrain éduque l'enfant de son mieux ; elle lui obtient un jour, sans l'avoir sollicité, la faveur d'un tirement d'oreille de la main même du général Bonaparte…

Dès que le gosse fut en âge de se rendre utile, la vivandière le mit à trier les lentilles, et eut à cœur de l’initier aux servitudes du métier à mesure qu’il grandissait. À treize ans, il avait les mains calleuses et besognait comme un brave petit homme. On était alors en pleine guerre de la quatrième coalition contre les Prussiens, les Anglais, et les Russes. Au bivouac, Juste installait l’auvent de toile à l’arrière du chariot, dressait sur des tréteaux la planche épaisse de chêne qui tenait lieu de table, sortait les chaudrons, coupait ou ramassait du bois, puisait l’eau à la rivière, entretenait le feu, touillait la soupe, servait la troupe, enlevait les cendres, faisait la plonge et la lessive, étendait le linge, pansait les chevaux, essuyait du matin au soir les taloches de la Poussegrain qui le traitait ostensiblement en fille afin de l’humilier, l’appelant à tout bout de champ Justine ou salope, ce qui valait parfois au gamin le regard torve d’un grenadier de la clientèle.

Quand l’armée remportait une victoire et que vivandiers, vivandières et filles à soldats suivaient son train jusqu’aux portes d’une ville conquise, elle envoyait le gamin en avant-garde s’associer au pillage de la troupe, car en prenant de l’âge, elle souffrait des articulations et ne grimpait plus aussi aisément les escaliers qu’autrefois. Il advenait aussi souvent que l’on restât à piétiner aux abords de hameaux pouilleux, réduit à picorer les cadavres d’un champ de bataille en compagnie des corbeaux. La Poussegrain entraînait Juste de corps en corps.

« Occupe-toi du Prussien, là-bas, moi je vais faire ce petit lieutenant.

― Le mien bouge encore, mère…

― C’est une impression que t'as.

― Il me regarde, je vous dis !

― Retourne-le, il te verra plus, idiote. Quelle histoire, pour un gars qui sera crevé avant une heure ! »

Juste apprit à fouiller les poches et les cartouchières, à retirer la bague d’un doigt sans perdre de temps à s’émouvoir d’un dernier soupir. Il devint habile à se faufiler mine de rien dans une maison, parmi les soudards au viol et au pillage, et à repérer du premier coup d’œil ce qui satisferait sa mère : l’or, l’argent sous toutes les formes, la soie, la laine neuve, le jambon fumé, un flacon de schnaps…

Selon toute logique, ces activités de prédateur auraient dû endurcir le gamin à l’extrême ; miraculeusement il n’en était rien, Juste se donnait un mal de chien pour gagner le seul amour de sa mère, en dépit d’un dégoût grandissant de cette existence. Il agissait en automate, aveugle et sourd aux souffrances du monde pour ne pas s’abandonner à l’épouvante, à cette terreur qui le faisait surgir hurlant du sommeil et s’agripper comme un noyé à la Poussegrain.

Ils partageaient la même paillasse parce qu’elle détestait dormir seule, sans doute son unique faiblesse ―elle trouvait que la solitude au lit préfigurait celle de la tombe. Le plus souvent, elle matait ses cauchemars d’une rebuffade, mais l’attirait quelquefois contre son gros ventre avec des grommellements presque affectueux. Il se rendormait là, apaisé par ces tiédeurs inoffensives qui lui tenaient lieu de bien-être. Il se sentait à l’abri près de sa mère-laie, permanente et sûre, cette grande gueule capable d’intimider une escouade d’ivrognes, plus savante qu’un officier sur le chaos des temps dont elle ne semblait jamais étonnée.

Pourtant, la bataille d’Eylau réussit à couper le sifflet et l’appétit de la Poussegrain. Elle ne gardait aucun souvenir d’une boucherie comparable ; partout du sang, de la viande, les hommes mêlés aux chevaux dans la mort ; par dizaines de milliers des jeunes Français, des jeunes Prussiens, des jeunes Russes, estropiés, aveuglés, perforés, éventrés, décérébrés, démembrés, déchirés, éparpillés. La vivandière en resta mélancolique plus d’une semaine.

(premier épisode par icila suite par là…)

Texte publié initialement sur le blog «Fut-il ou versa t'il dans la facilité ?» de l'ami Arf, dans le cadre des vases communicants.

vendredi 7 mai 2010

Laiteuse #VasesCommunicants

J’étais un écolier, un collégien puis un lycéen «approximatif ». En ce sens que l’école n’a jamais été une priorité absolue tant j’étais occupé à regarder haut vers le ciel. La tête dressée dans les nuages à me rompre les cervicales, j’observais petite et grande ourse en ballade rêveuse, de voies sans issue réelle en routes opalines et vaporeuses. Bref, j’étais un contemplatif flâneur et je n’avais aucun complexe à rendre l’oisiveté indispensable. Cependant, malgré cette nonchalance chronique, je me levais très tôt le matin, prenais mon petit déjeuner, passais rapidement sous la douche - c’était pénible la douche le matin ! - et traînais péniblement ma carcasse juvénile jusqu’au bus scolaire. Je grimpais les deux marche-pieds en tôle, saluais vaguement le chauffeur avec ma carte orange et m'amollissais sur le premier siège libre pourvu qu’il soit placé côté route. La tête maintenue par la vitre, je soufflais sur l’épais verre froid quelques anneaux de buée condensée et mes neurones vacants, je faisais le vide sur le brouhaha ambiant. Trois quarts d’heures plus tard, le bus vomissait sa cargaison devant le lycée déjà riche en ados boutonneux. Les meilleurs jours, je suivais le cortège des traînards jusqu’à l’usine à apprendre ; les autres, les trop lourds, je les passais au troquet du coin entre flipper et galopins de panaché bien blanc.

Un jour où je n’avais pas envie d’embuer la vitre de mon haleine matinale, je la vis entrer dans le bus. Tel un animal à l’affût, je me dressai droit sur mon siège pour qu’elle me remarquât et elle, petite mais pas trop, visage clair mais malicieux, joua à ne pas m’apercevoir. D'un regard évasif posé vers le fond du couloir, elle continua sa marche goguenarde en se dandinant sur mon œillade suggestive qui suivait son déplacement. Par une souple inclinaison de tête, ses cheveux bruns fournis et bouclés se versèrent sur ses épaules puis, par une enjambée élancée, le mouvement de ses hanches à bascules s’enclencha sur ses arrières généreux. Deux signes qui marquaient à l’évidence sa perception de la situation et le début d’une parade séductrice. Ses pupilles couleur noisette roulaient à l’intérieur de larges et rondes membranes lactescentes pour former deux yeux abusivement armés et donc impossibles à soutenir du regard. Un centième de seconde et ils s’écartèrent pour balayer l’entourage - dont moi exagérément perché sur mon fauteuil - et rapidement ils rejoignirent leur centre d’un mouvement lascif et hautain. Et enfin d’un long entrechat sensuel, elle s’assit trois rangées devant moi, prés de la fenêtre, si bien que je ne voyais plus que sa touffe de cheveux et leur masse grouillante dédoublée dans la vitre. A cette réflexion étrange se mêlait la mention blanche « securit » certifiant d’une réalité crue les reflets incertains de ses épaules. Elle passa la main dans sa chevelure pour en chasser la moitié côté couloir et découvrit ainsi une nuque laiteuse plantée sur un cou longiligne. Dans le prolongement, « securit » se dessinait maintenant sur son épaule et plantait son T final au centre de ses deux omoplates. La paume de la main posée à plat sur la vitre, il me semblait la toucher, caresser sa toison, faire frissonner sa peau translucide mais cet ersatz ne me renvoyait que la froidure maussade du verre poli. J’avais une envie irraisonnée de fourrager de mes doigts sa jungle capillaire, y glisser mes ongles pour redescendre en prise délicate sur ce bout de chair tendu que formait son cou dans le reflet. J’aurais aimé d’une caresse soutenue faire circuler son sang invisible et rougir sa peau autant que mon visage s’empourprait en plaques saillantes de mes pensées troublées.

Ce matin là, les trois quarts d’heures du trajet scolaire s'évanouirent en quelques secondes. La belle nuée sur le verre descendit du bus sans se retourner, juste avant le dernier arrêt. Tandis qu’elle s’éloignait dans la lueur blafarde, je reposai ma tête sur la vitre et bouche entrouverte, expirai à nouveau un anneau de buée sur la mention « securit ». Mon nez collé à la vitre, j’effaçai les traces de l’inconnue à la peau laiteuse et aux cheveux fugaces.

Ce billet a été rédigé par que je reçois aujourd’hui dans le cadre des vases communicants. Vous pouvez suivre ce chemin pour aller lire mon billet publié chez lui.

Voici la liste des autres participants du jour à ces vases communicants :


jeudi 29 avril 2010

Histoire de la famille Poussegrain 3

Résumé
1794 : Juste est orphelin de père depuis peu, mais il n'en sait rien ; sa mère la vivandière est veuve, mais elle s'en fiche.

La mère de Juste, qui ne lui pardonnait pas d’être un garçon, ne l’aimait guère ; toutefois, elle péta d’orgueil jusqu’à sa mort parce que Bonaparte s’était intéressé une fois au marmot. À deux ans, elle ligotait encore Juste de langes, couché dans une corbeille à linge qu’elle suspendait à un arbre avec des cordes, près du chariot, ce qui lui permettait de vaquer à la cuisine sans risquer de l’ébouillanter ou de l’avoir sans cesse dans les pieds. D’un simple coup de hanche au passage, elle pouvait imprimer à la corbeille un mouvement berceur durable ; de plus, le bébé restait ainsi hors de portée des loups, des chiens errants, des rats, et de tous ces agonisants haineux qui pullulent au voisinage d’un champ de bataille.

Durant le silence des armes, quelle que fût l’heure de la journée, des soldats traînaient autour de la cantine, attirés par l’odeur de soupe aux fayots ou aux lentilles, et davantage encore par cet alcool de qualité qui assurait à la mère Poussegrain une clientèle étendue, malgré sa réputation de rapacité. Où que la guerre la menât, elle avait son réseau de pourvoyeurs en eau-de-vie, grappa, rhum, vodka…, dont elle avait soin de ne jamais manquer.

Le général Bonaparte, accompagné d’un aide de camp et de son peintre personnel, un certain citoyen Gros, passa un jour à proximité de la roulante au pas de promenade d’un grand cheval noir. Toujours friand de popularité, il s’arrêta à la vue des hommes attroupés, mit pied à terre et s’entretint familièrement avec eux, tandis que le peintre faisait des croquis. Il tira l’oreille du soldat le plus ému, ainsi qu’il s’amusait parfois à le faire, disant : Alors, mon brave ! Comme la Poussegrain insistait pour lui offrir un petit verre d’eau-de-vie, il le vida d’un trait, puis il se pencha sur la corbeille de Juste, regardant le bébé fixement d’un air énigmatique. À la fin, il lui tira l’oreille droite… Juste se mit à gueuler comme un porcelet dont on tord la queue. Confus, Bonaparte remonta à cheval et lança à la cantonade : On en fera un brave !

(premier épisode ic
i la suite est par là…)

lundi 19 avril 2010

histoire de la famille Poussegrain 2

2
Résumé
1794: l'artilleur Poussegrain avait la guigne, La Poussegrain son épouse enceinte voulait une fille, mais ce fut un fils, prénommé Juste. Le héros, c'est Juste, pour le moment.

À quelque temps de là, sur la route de l’Autriche Poussegrain père réapparut bizarrement à Lyon dans la boutique d’un fripier, le ballot de ses hardes militaires sous le bras, dont il espérait tirer de quoi s’offrir un casse-croûte. Le boutiquier, qui était patriote, dépêcha son fils en douce au Comité de Salut Public et fit durer le marchandage jusqu’à l’arrivée d’une escouade de gardes…

On emmena Poussegrain et ses loques d’uniforme accusatrices. L’aurait-on arrêté deux ou trois jours plus tard, que même déserteur il pouvait sauver sa tête, mais on vivait les derniers feux de la Terreur jacobine. Poussegrain l’ancien fut guillotiné le 7 Thermidor avec une charretée d’ennemis de la nation.

Le petit Juste pour sa part, connut la vie précaire des fils de vivandières, qui est une sorte de bohème militaire par les chemins de l’Histoire. À deux ans, il entrait à Milan derrière Bonaparte ; il prit son premier bain quelques mois plus tard dans l’Alpone, où il tomba malencontreusement du dos de sa mère tandis qu’elle détroussait des soldats morts sous le pont d’Arcole. Comme on était en novembre, il bleuit si fort que la pauvre femme dut interrompre son labeur et le ramener dare-dare au chariot avant qu’il ne prît mal. Elle lui donna une bonne fessée, autant pour le réchauffer que pour le punir du manque à gagner.

De ce jour, Juste conserva une prévention irraisonnée contre la baignade que la mort de sa mère dans des circonstances comparables, des années plus tard, devait encore renforcer. Tant qu'il vécut par monts et par vaux, molécule anonyme perdue dans le vaste remugle de pieds de la troupe, cela ne porta guère à conséquence. Ce n'est qu'en rejoignant la société civile, et plus précisément la société de femmes accoutumées à une toilette hebdomadaire, voire quotidienne pour certaines extravagantes comme celle qu'il épousa, ce n'est qu'en découvrant les senteurs de la paix qu'il eut à souffrir de se laver.

Toutefois, il était encore loin de ces extrémités : à trois ans, il assistait à la bataille de Rivoli. Le petit commerce de la vivandière prospérait ; elle avait pu remplacer les deux bourrins efflanqués qui tiraient sa roulante depuis l’occupation de Nice, en 1792, par de robustes bêtes de labour italiennes. Les soldats se pressaient devant son chaudron les poches pleines, et son magot grossissait au point de lui meurtrir quelquefois les seins en dormant.

Du coup, elle dégoulinait d’admiration et de gratitude envers Bonaparte, qu’il est né coiffé, çuila, faut pas le lâcher ! Malheureusement, malgré sa détermination à coller aux basques du fortuné général ―à la traîne de son étoile, plutôt, car elle ne l’avait approché quelques instants qu’une seule fois―, elle ignora longtemps qu’il était en route vers d’autres cieux, et apprit la nouvelle de l’épopée égyptienne alors que les affaires commençaient à se gâter sérieusement pour les troupes françaises d’Italie…

À cinq ans, Juste apprit l’art de battre en retraite après les défaites de Legnano et de Magnano, sans abandonner la moindre gamelle ni une lentille à l’autrichien ou aux paysans ingrats qui leurs jetaient des pierres au passage. Sainte Barbe, qui est la patronne des artilleurs —des artilleurs français s’entend—, dut étendre sur l’enfant de feu Poussegrain et sa mère une aile miséricordieuse, car ils survécurent à la poisse obstinée des troupes républicaines jusqu’au retour de Bonaparte.

Alors, le vent tourna presque du jour au lendemain et le gamin put fréquenter à nouveau les parages de la victoire : il connut Marengo à six ans, Austerlitz à onze, et Iéna, Friedland, Wagram… Bref, il poussa tel qu’on peut s’attendre à pousser à la traîne d’un conquérant, mêlé à l’écume de son sillage.
(à suivre, peut-être…)

Le début est là… La suite ici…

mardi 13 avril 2010

L’étrange et véridique histoire de la famille Poussegrain

1

Le père de Juste Poussegrain laissa peu de traces de sa personne ici-bas, mis à part son fils et, ultime vestige: une pièce d’archives, où son patronyme égaré dans une liste de ci-devant, figure amputé du prénom par une malencontreuse tache d’encre. Au dire de Juste, c’était un artilleur de la République, la Première, aux temps héroïques où les épaulettes d’officier poussaient du sol gras d’un champ de bataille plus vite que les pâquerettes, à la portée du premier venu courageux, pas trop sot, et plutôt chanceux.

Il n’y a aucune raison de penser que l’artilleur Poussegrain fut moins vaillant qu’un autre, puisqu’il combattit de-ci de-là durant six années de sa vie sans prendre la poudre d’escampette, mais il manquait de jugeote. Et avec ça, il avait une guigne à faire peur, surtout qu’il tirait au canon de son état. Ambitieux et cupide, disposition d’esprit qui peut toucher le simplet aussi bien qu’un sujet éveillé, il s’était enrôlé un matin de carmagnole dans l’armée qui traversait son village, parce qu’il voulait devenir riche promptement, et qu’il trouvait astucieux de s’en remettre à l’étoile d’un chef pour le mener sur les chemins de la fortune. A trente ans, il était donc toujours artilleur et servait dans l’armée d’Italie lorsque survinrent, en 1794, les événements qui devaient le perdre. Il lui fallut d’abord épouser une vivandière enceinte de six mois, une rosse disgraciée mais vigoureuse qui expédiait à la main un boulet de huit livres à dix pas, après qu’elle l’eut convaincu d’un coup de genou aux couilles d’assumer ses prétendues responsabilités.


La mégère des régiments avait sa petite fleur au cœur : elle rêvait d’accoucher d’une délicate fillette qu’elle emmailloterait de dentelles, cajolerait d’un bout de l’année à l’autre, entourerait tant et plus de ces soins, de cette tendresse qu’elle n’avait jamais connus dans sa putain de vie. Elle veillerait farouchement à lui épargner les outrages de la soldatesque et l’établirait un jour mercière dans une ville tranquille, grâce à ses économies, à moins que la mignonne n’épousât un sous-officier de cavalerie bien propre, et ne se métamorphosât par conséquent assez vite en jeune veuve attendrissante qu’un valeureux capitaine remarierait. La petite à coup sûr vieillirait maréchale, l’époque y était propice. On la prénommerait Justice en hommage à la république, car la vivandière était patriote. Concurremment superstitieuse, elle voulut par contre qu’un curé à l’ancienne dispensât à ses épousailles une bénédiction garantie par le Saint-Siège plutôt que par la Constitution.


Poussegrain rétribua sur sa solde divers intermédiaires et le prêtre réfractaire qui vint les marier en pleine nuit au fond d’un bois. Le curé, un escogriffe affamé, dévora à lui seul la moitié du panier de victuailles prévu par la vivandière pour sustenter la noce, laquelle se réduisait aux époux ainsi qu'à deux artiflots en guise de témoins. Trois mois plus tard, l’artilleur paya encore le baptême clandestin du jeune Poussegrain, tombé au petit matin de l’entrecuisse maternelle sur les sacs de haricots secs de la roulante. Le garçon fut appelé Juste, par dépit, et en souvenir d’une fleur fanée.


Sur ces entrefaites, un nouveau général prit le commandement de l’artillerie à l’armée d’Italie, un certain Buonaparte, petit, maigriot, agité, pète-sec. Dès qu’il eut l’occasion de l’apercevoir au cours d’une espèce de manœuvre de bienvenue, Poussegrain l’ancien jugea qu’il ne payait pas de mine. D’instinct, il pressentit que le Corse manquait d’envergure ; ce n’était pas sous ses ordres que l’on pouvait escompter accomplir de grandes choses, ni par conséquent se remplir les poches. D’ailleurs dès son arrivée, un homme de valeur comme le capitaine Ducoin, dont la grande gueule et la culotte distendue par les plus fières gonades du régiment présageaient à eux seuls d’une haute destinée, Ducoin disparut du jour au lendemain. Le bruit courut qu’il allait rejoindre Dumouriez à l’étranger, au service des émigrés de l’ancien régime. On entendrait parler de lui avant peu !


L’artillleur Poussegrain comprit qu’il atteignait un tournant important de sa vie : lui aussi devait choisir une bonne fois le camp des gagnants. Ainsi résolu à repartir d’un meilleur pied, il tenta plusieurs nuits d’affilée de mettre la main sur le sac de tissu dans lequel son épouse serrait de l’or. Comme elle le portait sous la chemise, suspendu au cou par une chaînette de cuivre, ce n’était pas une affaire simple, d’autant que le haut du sac, souple et vide, se trouvait généralement coincé entre les seins lourds. Des liaisons nerveuses d’une exquise sensibilité semblaient s’être développées au fil des économies entre la peau de sa femme et la poche de lin graisseuse. A peine Poussegrain effleurait-il le sac, que la vivandière sortait du sommeil le plus profond, les yeux allumés, soupçonneux à la clarté de la lampe à huile. Il en avait chaque fois le frisson et feignait de dormir, tandis qu’elle l’épiait ensuite longuement. Sans doute songea-t-il à l’estourbir, on ne sait, mais si ce fut le cas, la peur de louper son coup dut le retenir…

«Ton cochon de père, la nuit qu’il a tiré ses grègues, j’l’ai vu debout à côté de ma paillasse avec une buche. Quoi que tu fiches? j’y ai demandé. Y a du bruit dehors, j’descends, des fois qu’on s’en prendrait aux chevaux, qu’il me dit, faux comme le cul de la marquise. » À défaut d’or, Poussegrain l’ancien emporta donc une bûche de la réserve lorsqu’il déserta l’antre conjugal et l’armée française à la fois.

(à suivre par là)

(Ce texte connaîtra une suite, dans la mesure où il aura des lecteurs, mais les épisodes à venir ne respecteront pas nécessairement l'ordre chronologique: nous nous réservons la possibilité de faire intervenir d'autres personnages d'une longue lignée. Ce qui, d'ailleurs, a été déjà le cas avec la publication de «La vérité en quelques lignes sur Yvonne Ruchel»)

Notez que «l'Histoire des Poussegrain» sera, à l'avenir, signée Le coucou au lieu de Michel Grimaud par simple commodité, pour éviter les embarras de connexions multiples…

mardi 23 février 2010

Romance

Je regarde ton front, il ferme ton visage incliné, comme un mur intime déroberait le paysage de mon amour. Un mur réchauffé de soleil, tendre et lisse du beau poli de l'ambre. Un mur. Je te regarde, retirée dans un ailleurs où je ne suis pas. Je dis: redresse la tête, tu respireras mieux. Tu étires le cou, tu relèves ton visage et souris. Tu dis: c'est que j'ai tant de musique dedans, ça pèse! Nous rions et nos mains se rejoignent par dessus la table. Je presse la tienne, juste assez pour confier un élan de dévotion sans infliger de douleur. Il faut aux passions de l'âme des corps sûrs pour en soutenir la violence latente ; peau, chairs, muscles et os perdent avant nous l'aptitude à la fougue. Je la regarde, cette main dans la mienne trop grande pour elle, fragile et vaillante, ses doigts déliés, la soie froissée des années qui passaient quand nous vivions sans horloge. Cette main belle, je la regarde, je veux croire qu'à cet instant nous pensons l'un et l'autre que tout a commencé de cette façon, avec ta main dans la mienne. Ou bien était-ce par tes doigts tressés aux miens, car tu as toujours eu une avance d'audace sur moi —mais qu'importe?

C'était un salon pénombreux de la Plaine Monceaux, rempli de menues choses luisantes dont je ne me souviens plus, sinon d'une carte postale sous verre qui représentait un château de Normandie où les propriétaires de l'appartement avaient vécu. Le décor mélancolique d'une bourgeoisie aimable et usée. Près de la porte se trouvait ce piano droit sur lequel tu venais travailler plusieurs fois par semaine. De l'autre côté de la porte, un bout de couloir séparait le salon de la chambre où je logeais. Je la regagnais tôt le matin pour dormir un peu, au bout d'une nuit de veille fastidieuse. C'est là que j'ai commencé à vivre plongé dans tes gammes et tes exercices, comme on peut parcourir le sous-bois dans la rumeur des frondaisons, sans l'entendre. C'est là qu'un essor de ballade ou de scherzo me mettait en émoi, comme on suspend sa respiration aux trilles soudains d'un merle. J'ai fait sur tes pas le grand voyage à la musique qui ne s'est jamais achevé, puisque j'étais né au désert et que l'immensité du monde m'attendait.

Tu étais entrée un matin, tu avais la clef, on ne m'avait pas averti de ta venue. Bonjour, je viens répéter, Alban me prête son piano, je n'en ai plus où je suis, avais-tu dit, comme contrariée de mon apparition au seuil de la chambre. J'ai oublié ce que fut ma réponse, mais non la gaucherie de ma retraite précipitée. L'occasion de nous présenter l'un à l'autre était passée, ta beauté remparée d'indifférence, ma timidité, en contrariaient pour un temps le retour. De l'autre côté de la porte, le discours magique de tes mains me parlait sans mots d'histoires toujours renouvelées. Étonné de moi-même, de ce que sans l'avoir recherché ta musique m'élevait, bientôt je m'étonnais de toi. Ce n'était qu'après ton départ, quand la trace de ton parfum et l'aimable fantôme de ta silhouette souple erraient encore dans l'appartement, que me venait aux lèvres la question: qui êtes-vous? J'ignorais encore qu'une telle interrogation en recouvre des milliers d'autres, et que l'on peut chaque matin redécouvrir une seule personne.

Au fil des jours cependant, j'avais appris ton prénom et su que tu venais du sud, même si tu étais née derrière la Butte Montmartre. Non, cela, le lieu de ta naissance, je l'ai connu beaucoup plus tard. Tu venais d'un autre sud que le mien et je t'appelais par ton prénom, bien que nous nous soyons vouvoyés trop longtemps. Souvent, il nous arrivait d'être seuls la matinée entière dans l'appartement, nous nous retrouvions à bavarder quand l'envie d'une cigarette te prenait. Alban t'avait parlé de ces choses rimées d'une adolescence tardive, qu'il m'arrivait de dire certains soirs devant des soupeurs du Quartier Latin, tu exigeais d'en savoir davantage… Mais Alban ne m'avait rien révélé, ou si peu, de toi. Quand mes laborieux détours imposés par l'inculture musicale nous ramenaient enfin à ta personne, dont je comptais percer les défenses sur les secrets de la vie ordinaire, tu te dérobais dans la musique. J'ai vite deviné qu'elle te servait de refuge, mais j'ai mis des années à comprendre qu'elle était le sang qui t'a gardée en vie.

Enfin un jour, dans l'un de ces moments de complicité curieuse et inégale, sortant de ta réserve tu racontas un rêve que tu venais de faire. Chopin en personne t'avait rendu visite, chez toi, et tu n'avais pas résisté à la tentation de le questionner à propos d'une petite note singulière dans ta ballade préférée. Quelle était donc sa raison d'être? Ah! cette note… C'est quand on connaît quelqu'un assez bien pour lui dire: tu.

Je te regardai, ébloui de te découvrir la grâce d'un rêve pareil, et ne sachant comment revenir à notre coin de table de salle à manger, un peu piteux, je dis: alors, cette petite note n'est pas pour moi! Tu ris comme ce soir, plus fort car nous étions jeunes, et, je le crois bien, tu pris ma main dans la tienne. Nous sommes restés un long moment ainsi, à nous regarder en silence, embués, avant que nos doigts ne s'enlacent en se serrant très fort.