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Un espace pour respirer et me souvenir de ce que j'aime… Un lieu aussi où nous serons deux à nous exprimer, Marcelle et Jean-Louis.
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jeudi 29 avril 2010

Histoire de la famille Poussegrain 3

Résumé
1794 : Juste est orphelin de père depuis peu, mais il n'en sait rien ; sa mère la vivandière est veuve, mais elle s'en fiche.

La mère de Juste, qui ne lui pardonnait pas d’être un garçon, ne l’aimait guère ; toutefois, elle péta d’orgueil jusqu’à sa mort parce que Bonaparte s’était intéressé une fois au marmot. À deux ans, elle ligotait encore Juste de langes, couché dans une corbeille à linge qu’elle suspendait à un arbre avec des cordes, près du chariot, ce qui lui permettait de vaquer à la cuisine sans risquer de l’ébouillanter ou de l’avoir sans cesse dans les pieds. D’un simple coup de hanche au passage, elle pouvait imprimer à la corbeille un mouvement berceur durable ; de plus, le bébé restait ainsi hors de portée des loups, des chiens errants, des rats, et de tous ces agonisants haineux qui pullulent au voisinage d’un champ de bataille.

Durant le silence des armes, quelle que fût l’heure de la journée, des soldats traînaient autour de la cantine, attirés par l’odeur de soupe aux fayots ou aux lentilles, et davantage encore par cet alcool de qualité qui assurait à la mère Poussegrain une clientèle étendue, malgré sa réputation de rapacité. Où que la guerre la menât, elle avait son réseau de pourvoyeurs en eau-de-vie, grappa, rhum, vodka…, dont elle avait soin de ne jamais manquer.

Le général Bonaparte, accompagné d’un aide de camp et de son peintre personnel, un certain citoyen Gros, passa un jour à proximité de la roulante au pas de promenade d’un grand cheval noir. Toujours friand de popularité, il s’arrêta à la vue des hommes attroupés, mit pied à terre et s’entretint familièrement avec eux, tandis que le peintre faisait des croquis. Il tira l’oreille du soldat le plus ému, ainsi qu’il s’amusait parfois à le faire, disant : Alors, mon brave ! Comme la Poussegrain insistait pour lui offrir un petit verre d’eau-de-vie, il le vida d’un trait, puis il se pencha sur la corbeille de Juste, regardant le bébé fixement d’un air énigmatique. À la fin, il lui tira l’oreille droite… Juste se mit à gueuler comme un porcelet dont on tord la queue. Confus, Bonaparte remonta à cheval et lança à la cantonade : On en fera un brave !

(premier épisode ic
i la suite est par là…)

lundi 19 avril 2010

histoire de la famille Poussegrain 2

2
Résumé
1794: l'artilleur Poussegrain avait la guigne, La Poussegrain son épouse enceinte voulait une fille, mais ce fut un fils, prénommé Juste. Le héros, c'est Juste, pour le moment.

À quelque temps de là, sur la route de l’Autriche Poussegrain père réapparut bizarrement à Lyon dans la boutique d’un fripier, le ballot de ses hardes militaires sous le bras, dont il espérait tirer de quoi s’offrir un casse-croûte. Le boutiquier, qui était patriote, dépêcha son fils en douce au Comité de Salut Public et fit durer le marchandage jusqu’à l’arrivée d’une escouade de gardes…

On emmena Poussegrain et ses loques d’uniforme accusatrices. L’aurait-on arrêté deux ou trois jours plus tard, que même déserteur il pouvait sauver sa tête, mais on vivait les derniers feux de la Terreur jacobine. Poussegrain l’ancien fut guillotiné le 7 Thermidor avec une charretée d’ennemis de la nation.

Le petit Juste pour sa part, connut la vie précaire des fils de vivandières, qui est une sorte de bohème militaire par les chemins de l’Histoire. À deux ans, il entrait à Milan derrière Bonaparte ; il prit son premier bain quelques mois plus tard dans l’Alpone, où il tomba malencontreusement du dos de sa mère tandis qu’elle détroussait des soldats morts sous le pont d’Arcole. Comme on était en novembre, il bleuit si fort que la pauvre femme dut interrompre son labeur et le ramener dare-dare au chariot avant qu’il ne prît mal. Elle lui donna une bonne fessée, autant pour le réchauffer que pour le punir du manque à gagner.

De ce jour, Juste conserva une prévention irraisonnée contre la baignade que la mort de sa mère dans des circonstances comparables, des années plus tard, devait encore renforcer. Tant qu'il vécut par monts et par vaux, molécule anonyme perdue dans le vaste remugle de pieds de la troupe, cela ne porta guère à conséquence. Ce n'est qu'en rejoignant la société civile, et plus précisément la société de femmes accoutumées à une toilette hebdomadaire, voire quotidienne pour certaines extravagantes comme celle qu'il épousa, ce n'est qu'en découvrant les senteurs de la paix qu'il eut à souffrir de se laver.

Toutefois, il était encore loin de ces extrémités : à trois ans, il assistait à la bataille de Rivoli. Le petit commerce de la vivandière prospérait ; elle avait pu remplacer les deux bourrins efflanqués qui tiraient sa roulante depuis l’occupation de Nice, en 1792, par de robustes bêtes de labour italiennes. Les soldats se pressaient devant son chaudron les poches pleines, et son magot grossissait au point de lui meurtrir quelquefois les seins en dormant.

Du coup, elle dégoulinait d’admiration et de gratitude envers Bonaparte, qu’il est né coiffé, çuila, faut pas le lâcher ! Malheureusement, malgré sa détermination à coller aux basques du fortuné général ―à la traîne de son étoile, plutôt, car elle ne l’avait approché quelques instants qu’une seule fois―, elle ignora longtemps qu’il était en route vers d’autres cieux, et apprit la nouvelle de l’épopée égyptienne alors que les affaires commençaient à se gâter sérieusement pour les troupes françaises d’Italie…

À cinq ans, Juste apprit l’art de battre en retraite après les défaites de Legnano et de Magnano, sans abandonner la moindre gamelle ni une lentille à l’autrichien ou aux paysans ingrats qui leurs jetaient des pierres au passage. Sainte Barbe, qui est la patronne des artilleurs —des artilleurs français s’entend—, dut étendre sur l’enfant de feu Poussegrain et sa mère une aile miséricordieuse, car ils survécurent à la poisse obstinée des troupes républicaines jusqu’au retour de Bonaparte.

Alors, le vent tourna presque du jour au lendemain et le gamin put fréquenter à nouveau les parages de la victoire : il connut Marengo à six ans, Austerlitz à onze, et Iéna, Friedland, Wagram… Bref, il poussa tel qu’on peut s’attendre à pousser à la traîne d’un conquérant, mêlé à l’écume de son sillage.
(à suivre, peut-être…)

Le début est là… La suite ici…

mardi 13 avril 2010

L’étrange et véridique histoire de la famille Poussegrain

1

Le père de Juste Poussegrain laissa peu de traces de sa personne ici-bas, mis à part son fils et, ultime vestige: une pièce d’archives, où son patronyme égaré dans une liste de ci-devant, figure amputé du prénom par une malencontreuse tache d’encre. Au dire de Juste, c’était un artilleur de la République, la Première, aux temps héroïques où les épaulettes d’officier poussaient du sol gras d’un champ de bataille plus vite que les pâquerettes, à la portée du premier venu courageux, pas trop sot, et plutôt chanceux.

Il n’y a aucune raison de penser que l’artilleur Poussegrain fut moins vaillant qu’un autre, puisqu’il combattit de-ci de-là durant six années de sa vie sans prendre la poudre d’escampette, mais il manquait de jugeote. Et avec ça, il avait une guigne à faire peur, surtout qu’il tirait au canon de son état. Ambitieux et cupide, disposition d’esprit qui peut toucher le simplet aussi bien qu’un sujet éveillé, il s’était enrôlé un matin de carmagnole dans l’armée qui traversait son village, parce qu’il voulait devenir riche promptement, et qu’il trouvait astucieux de s’en remettre à l’étoile d’un chef pour le mener sur les chemins de la fortune. A trente ans, il était donc toujours artilleur et servait dans l’armée d’Italie lorsque survinrent, en 1794, les événements qui devaient le perdre. Il lui fallut d’abord épouser une vivandière enceinte de six mois, une rosse disgraciée mais vigoureuse qui expédiait à la main un boulet de huit livres à dix pas, après qu’elle l’eut convaincu d’un coup de genou aux couilles d’assumer ses prétendues responsabilités.


La mégère des régiments avait sa petite fleur au cœur : elle rêvait d’accoucher d’une délicate fillette qu’elle emmailloterait de dentelles, cajolerait d’un bout de l’année à l’autre, entourerait tant et plus de ces soins, de cette tendresse qu’elle n’avait jamais connus dans sa putain de vie. Elle veillerait farouchement à lui épargner les outrages de la soldatesque et l’établirait un jour mercière dans une ville tranquille, grâce à ses économies, à moins que la mignonne n’épousât un sous-officier de cavalerie bien propre, et ne se métamorphosât par conséquent assez vite en jeune veuve attendrissante qu’un valeureux capitaine remarierait. La petite à coup sûr vieillirait maréchale, l’époque y était propice. On la prénommerait Justice en hommage à la république, car la vivandière était patriote. Concurremment superstitieuse, elle voulut par contre qu’un curé à l’ancienne dispensât à ses épousailles une bénédiction garantie par le Saint-Siège plutôt que par la Constitution.


Poussegrain rétribua sur sa solde divers intermédiaires et le prêtre réfractaire qui vint les marier en pleine nuit au fond d’un bois. Le curé, un escogriffe affamé, dévora à lui seul la moitié du panier de victuailles prévu par la vivandière pour sustenter la noce, laquelle se réduisait aux époux ainsi qu'à deux artiflots en guise de témoins. Trois mois plus tard, l’artilleur paya encore le baptême clandestin du jeune Poussegrain, tombé au petit matin de l’entrecuisse maternelle sur les sacs de haricots secs de la roulante. Le garçon fut appelé Juste, par dépit, et en souvenir d’une fleur fanée.


Sur ces entrefaites, un nouveau général prit le commandement de l’artillerie à l’armée d’Italie, un certain Buonaparte, petit, maigriot, agité, pète-sec. Dès qu’il eut l’occasion de l’apercevoir au cours d’une espèce de manœuvre de bienvenue, Poussegrain l’ancien jugea qu’il ne payait pas de mine. D’instinct, il pressentit que le Corse manquait d’envergure ; ce n’était pas sous ses ordres que l’on pouvait escompter accomplir de grandes choses, ni par conséquent se remplir les poches. D’ailleurs dès son arrivée, un homme de valeur comme le capitaine Ducoin, dont la grande gueule et la culotte distendue par les plus fières gonades du régiment présageaient à eux seuls d’une haute destinée, Ducoin disparut du jour au lendemain. Le bruit courut qu’il allait rejoindre Dumouriez à l’étranger, au service des émigrés de l’ancien régime. On entendrait parler de lui avant peu !


L’artillleur Poussegrain comprit qu’il atteignait un tournant important de sa vie : lui aussi devait choisir une bonne fois le camp des gagnants. Ainsi résolu à repartir d’un meilleur pied, il tenta plusieurs nuits d’affilée de mettre la main sur le sac de tissu dans lequel son épouse serrait de l’or. Comme elle le portait sous la chemise, suspendu au cou par une chaînette de cuivre, ce n’était pas une affaire simple, d’autant que le haut du sac, souple et vide, se trouvait généralement coincé entre les seins lourds. Des liaisons nerveuses d’une exquise sensibilité semblaient s’être développées au fil des économies entre la peau de sa femme et la poche de lin graisseuse. A peine Poussegrain effleurait-il le sac, que la vivandière sortait du sommeil le plus profond, les yeux allumés, soupçonneux à la clarté de la lampe à huile. Il en avait chaque fois le frisson et feignait de dormir, tandis qu’elle l’épiait ensuite longuement. Sans doute songea-t-il à l’estourbir, on ne sait, mais si ce fut le cas, la peur de louper son coup dut le retenir…

«Ton cochon de père, la nuit qu’il a tiré ses grègues, j’l’ai vu debout à côté de ma paillasse avec une buche. Quoi que tu fiches? j’y ai demandé. Y a du bruit dehors, j’descends, des fois qu’on s’en prendrait aux chevaux, qu’il me dit, faux comme le cul de la marquise. » À défaut d’or, Poussegrain l’ancien emporta donc une bûche de la réserve lorsqu’il déserta l’antre conjugal et l’armée française à la fois.

(à suivre par là)

(Ce texte connaîtra une suite, dans la mesure où il aura des lecteurs, mais les épisodes à venir ne respecteront pas nécessairement l'ordre chronologique: nous nous réservons la possibilité de faire intervenir d'autres personnages d'une longue lignée. Ce qui, d'ailleurs, a été déjà le cas avec la publication de «La vérité en quelques lignes sur Yvonne Ruchel»)

Notez que «l'Histoire des Poussegrain» sera, à l'avenir, signée Le coucou au lieu de Michel Grimaud par simple commodité, pour éviter les embarras de connexions multiples…