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Un espace pour respirer et me souvenir de ce que j'aime… Un lieu aussi où nous serons deux à nous exprimer, Marcelle et Jean-Louis.
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mercredi 16 juillet 2008

La vie, Lili ! (chapitre 6)

6 —Simon

On s'enfonçait dans l'hiver des soirs de brume froide, de crachin, de flaques d'eau que la glace saisirait la nuit le long des caniveaux. Simon mettait une canadienne, son écharpe, et partait travailler à pied. Son hôtel se trouvait à vingt minutes de marche du côté de la République. Un petit hôtel tranquille, familial, avec de beaux stores rouges sur la rue, propre, fréquenté en majorité par des voyageurs de commerce, des habitués qui l'appelaient «Monsieur Simon». Depuis vingt ans qu'il occupait la place, Simon ne se souciait pas d'en changer. D'une part il était sans ambition, ensuite l'emploi lui convenait. Il lisait toute la nuit. Il puisait au hasard dans les livres de poche d'occasion, ce qui lui donnait une culture désordonnée, mais en fin de compte relativement étendue. Simon aurait aimé écrire de la poésie au coeur des nuits silencieuses de l'hôtel endormi. Seulement, dans sa tête stagnait un engourdissement tenace. Où trouverait-il les morts de soie et feu qu'il aimerait aligner en pensant à Gina? Ces mots là, il ne les découvrirait jamais, il le savait de tout son être serein, mais triste.
Depuis la mort de son mari, la patronne, Mme Javot, prétendait que le travail en commun crée des liens familiaux. Elle l'incitait à l'appeler Henriette et lui donnait du «mon petit Simon».
Une fois, elle lui dit dans l'ascenseur:
« Ah! mon petit Simon, vous êtes si bel homme. Si seulement je vous avais connu plus tôt!
— Mais je ne suis pas libre, répondit doucement Simon.
— Ah! mon petit Simon!
— Vous êtes positivement séduisante, madame Javot, vous finirez bien par rencontrer un homme sans attaches. »
Elle était sortie de l'ascenseur sans un mot et l'avait renvoyé au rez-de-chaussée. Il crut perdre sa place. Cependant, comme il rendait nombre de services à l'hôtel, sans jamais réclamer d'augmentation ou le paiement d'heures supplémentaires, Mme Javot fit passer les avantages de la patronne avant son orgueil blessé. Elle reprit d'un ton moins fripon ses «mon petit Simon», comme par le passé. Simon, bien que gêné de l'affaire, ressentit des bouffées de satisfaction pour avoir provoqué la convoitise, comme un éclair au chocolat ou une truite aux amandes.
Innocemment il raconta l'anecdote à Gina. Elle entra dans une fureur qui le laissa pantois, ce fut la seule scène de jalousie que le couple eût connue après tant d'années de mariage.
« Je vais lui crever les yeux, me prendre mon homme… Je lui arracherai les joues!
— Mais Gina, à mon bon savoir elle ne m'a pas pris.
— Tu lui as fait des compliments.
— J'ai dit qu'elle était séduisante par pure politesse, je t'assure. »
Le visage de Gina ruisselait de larmes, elle piétinait rageusement le tas d'épluchures dont elle venait de balayer la table d'un furieux revers du bras.
« Sois raisonnable, ma Gina, tu sais bien que tu es la seule.
— Peut-être bien que tu m'abandonnerais aussi, avec tous nos enfants… , jeta-t-elle, au comble de la peine.
— Jamais Gina, je le jure.
— Pour une garce avec son hôtel, poursuivit-elle entre deux sanglots.
— Ma chérie, dans mon coeur il y a toi, les enfants, personne d'autre, tu entends? »
Gina redoubla de larmes et tomba dans ses bras.
« Ne pleure plus, ma bichette, mon oiseau, ne pleure plus, sinon je vais pleurer aussi.
— T'en fais pas 'man, je vais lancer un sort à cette saleté d'hôtelière », cria Lili depuis la salle à manger.
A ses heures, Lili se croyait un peu sorcière, parce qu'elle aimait s'imaginer un jour ensorcelante.
« Vas-y, répondit Gina en serrant avec force Simon contre sa poitrine.
— Faites ce que vous voudrez, pourvu que je ne perde pas ma place », dit Simon.
Avec son mouchoir, il essuyait les larmes de Gina, si doucement, si tendrement, qu'elle en était émue davantage et ne tarissait plus de pleurs.