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samedi 15 novembre 2008

La vérité en quelques lignes sur Yvonne Ruchel.

A proprement parler, la troisième femme de Gontran n'a été en aucune façon la troisième femme de sa vie, quoique son passage fulgurant y ait laissé un souvenir impérissable. La seule chose que l'on pourrait dire à l'appui d'un décompte aussi discutable, serait qu'Yvonne Ruchel fut réellement la troisième conquête de Gontran le boiteux reçue dans l'intimité de la famille, admise à partager sa chambre de l'hôtel Poussegrain. D'abord Gontran ne l'épousa point. Ensuite, il avait eu bien d'autres aventures en ville avant elle. Enfin, Yvonne Ruchel était le pseudonyme d'un homme travesti. Il faut bien dire un jour la vérité sur le cas d'Yvonne Ruchel.
Cette personne fit entrer le sens de l'horreur et de la perversion dans une maison encline par dessus tout à la mesure. Yvonne Ruchel était peintre, elle jouissait même d'une petite réputation parmi les voyous adonnés au cubisme analytique. La première des deux nuits où Gontran l'introduisit au sein de sa vaste famille, il se passa peut-être des choses choquantes, mais rien du moins n'en rejaillit sur des innocents. Par contre, la nuit suivante, les plus sales instincts de cette personne se déchaînèrent à l'encontre du portrait en pied de Julie Poussegrain, accroché dans l'escalier, noble et belle figure d'ancêtre saisie en pleine jeunesse par la brosse d'un talentueux anonyme du XIXeme siècle. Portrait d'une telle vérité, si vivant, qu'il hurla de désespoir et de douleur jusqu'au matin, mais nul ne l'entendit car Yvonne Ruchel avait drogué tout le monde.
L'agression consista à édifier à la peinture à l'huile, autour de la victime, un appareil de cubes habilement imbriqués, puis à assener de larges aplats géométriques sur toute la surface encore libre du tableau, ne laissant subsister qu'une fenêtre par où apparaissait une moitié de visage défiguré au couteau, pâteux, ainsi qu'un œil agrandi de terreur. Le tout dans les tons bruns et gris sinistres.
Son forfait accompli, cette personne, qui semblait n'avoir séduit le malheureux Gontran qu'à cette fin, disparut.
Le vieux Juste Poussegrain faillit en mourir d'affliction, la famille dut transporter d'urgence le tableau à l'atelier de restauration du Louvre, où il demeura près d'un an en traitement. Au cours des soins, on découvrit que sous la jupe originelle du portrait, un pied manquait inexplicablement, soit que l'artiste eut manqué de temps, pressé de reproduire le vêtement, soit qu'il se fut plus simplement trouvé à cours de pigments carnés. A la demande de la famille, le restaurateur peignit une prothèse si parfaite que rien ne permit par la suite de distinguer l'ancien pied du nouveau.

9 —Rêves scolaires

A l'école, Madi et sa classe voguaient dans un délire organisé vers une année scolaire satisfaisante. M. Bouquet n'en revenait pas. En souvenir de Mlle Baral, il estimait de son devoir d'entourer la nouvelle institutrice de sa sollicitude, comme on doit assistance à l'innocence en péril. Il demandait la permission d'entrer un moment, il écoutait réciter les leçons. Il s'en allait ébouriffé, un sourire errait sur ses lèvres longtemps après sa sortie. Certes, il déplorait que Napoléon se fût lancé dans la campagne de Russie à la seule fin de ramener une pierre de lune, grosse comme un œuf, à sa belle amie, qui n'était autre, évidemment, qu'une lointaine aïeule de Madi. Tant de morts pour une simple question de cœur! Mais après tout, pourquoi la jeune institutrice ne descendrait-elle pas en ligne directe de Christophe Colomb et d'une princesse caraïbe, du moment que les enfants apprenaient l'Histoire? En Australie où gambadaient les kangourous, Madi possédait naguère trois mille moutons, le propriétaire d'une mine d'opales s'était épris d'elle. Il la poursuivait partout, laid, gros, vieux. Elle se réfugia chez les aborigènes qui vivent à l'âge de la pierre, puis lassée de mener une existence trop rude, elle choisit de revenir en France. Les enfants situaient l'Australie sur les cartes sans hésitation.
«D'ailleurs, ce ne sont pas mes oignons», se disait M. Bouquet. La classe se portait bien, la maîtresse aussi.
D'emblée, les enfants aimèrent que la nouvelle maîtresse, jeune, jolie, les considérât le matin avec la mine réjouie de quelqu'un qui se promet une bonne journée. Ça les changeait du regard âpre et inquiet de Mlle Baral. Madi mit vite les choses au point : dans la classe pas de chahut, sinon on faisait le piquet dehors, on était là pour apprendre en s'amusant autant que possible.
Une fois, Daniel et sa bande arrivèrent une demi-heure de retard à cause de la soeur invisible d'Alfonso. Ils faisaient tous ensemble des courses au Monoprix, quand elle avait disparu au moment de payer à la caisse. C'était seulement après de laborieuses explications qu'on les avait laissés repartir. Madi répliqua par son propre cousin invisible. Gourmand, il chapardait à la cuisine et elle se faisait punir à sa place. Il faut donc se méfier des personnes invisibles, parce qu'elles vous font du tort. Les retardataires copièrent cinquante fois qu'ils ne suivraient plus la soeur d'Alfonso au Monoprix, à cause de sa mauvaise habitude de se rendre invisible, ce qui compliquait la vie de tout le monde.
Pendant quelques jours, la classe sembla se replier pour réfléchir. Les enfants se montrèrent sages, presque discrets. Survint alors l'aventure du mort qui empêcha la plupart d'entre eux de réviser les exercices de multiplication, avec des virgules et des chiffres décimaux, pour être précis. Daniel Martinet résuma l'affaire à Madi. La veille, un mort que personne ne connaissait était tombé on ne savait d'où sur le store de l'oncle du cousin de Malik, marchand de légumes rue Montorgueil. Daniel mit des brodequins d'alpiniste au cadavre, ajouta pompiers, sirènes, police, toutes choses justifiant l'impossibilité de réviser ses leçons.
« Les morts provoquent de l'émoi, c'est bien naturel, dit Madi, mais cependant… Moi, quand j'avais dix-sept ans, juste à la veille de passer le bac, mes deux oncles sont morts ensemble.»
La classe était tout oreilles, Madi improvisa. Une mèche de cheveux masquait son oeil gauche quand elle baissait la tête, elle scandait ses phrases de petits coups de règle sur le bureau. Ces deux oncles, bagarreurs, mauvais sujets, ne se supportaient pas. La famille les recevait seulement au jour de l'an ; à table on veillait à les éloigner le plus possible l'un de l'autre… Or donc, à la veille du baccalauréat de Madi, les deux oncles se battirent en duel au revolver. Ils furent ramenés à la famille, tout morts et troués du haut en bas. Le père, la mère, les sœurs, les habillèrent avec de beaux costumes, des chapeaux pour cacher les trous, et des chaussures neuves que le père n'avait jamais pu mettre. On les étendit pour la nuit sur la grande table de la salle à manger à laquelle on mit les rallonges, parce que l'appartement manquait de lits. Madi tremblait en pensant au bac, elle relisait ses cours avec l'impression que tout se mélangeait dans sa tête. Le reste de la famille à peine couché, clac, clac! deux bruits secs résonnèrent sur le plancher. On trouva Nino, le plus jeune des oncles, sans chaussures. Elles étaient difficiles à enfiler, le père pesta:
« Tant pis pour ce bon à rien de Nino, il passera la nuit en chaussettes, il est temps pour les vivants de dormir.»
Le père ajouta que d'ailleurs, chaussures ou pas, la mort n'ôtait rien à Nino de son air désagréable. Ils retournèrent au lit, mais les lampes juste éteintes, un grand bruit de porcelaine cassée les fit accourir. Cette fois, le chapeau de Jackou s'était envolé sur le vaisselier. Tandis que la mère et les soeurs ramassaient tristement les belles assiettes et le sucrier de grand-mère en morceaux, le père recoiffait Jackou et faisait remarquer sa mine sournoise. Au milieu de la nuit, nouvelle alerte : Nino venait de tomber par terre. On le releva l'oeil tuméfié, la bouche mauvaise. Ensuite, Jackou bascula à son tour au milieu d'un fracas de chaises renversées. Alors la mère dit que c'était clair : les frères ne pouvaient pas davantage se supporter morts que vivants. On remonta Jackou sur la table; en plus des trous dans le crâne, il avait une bosse au front. On étendit Nino dans l'entrée. Il était quatre heures du matin quand la maison retrouva son calme. Et le lendemain, Madi passa brillamment le bac. Madi se leva pour aller au tableau. Elle écrivit :
Puisque deux morts n'empêchent pas de passer un examen, un mort n'empêche pas de faire des multiplications.
« Les enfants, c'est l'heure de grammaire. Conjuguez cette phrase à tous les temps de l'indicatif.»


Un jour, M. Bouquet retint Madi quelques minutes avant sa sortie.
« Mademoiselle Lacroux, je vous ai un peu délaissée ces temps derniers au profit de tâches administratives moins plaisantes, je vous l'assure. Comment trouvez-vous la classe, les enfants sont-ils difficiles?
— Au contraire monsieur, des écoliers inventifs, doués et si gentils!
— Tiens… Il est vrai que vous avez vos méthodes. Attention, je ne critique point, mais suivent-ils le programme?
— Nous sommes en avance, nous allons attaquer l'Afrique, les fractions et une petite révision de la guerre de Cent ans.
— Vous y avez de la famille?
— L'ancêtre d'une belle-sœur… en Afrique aussi d'ailleurs.
— C'est de la chance! Et ce fiancé dans les finances?
— J'ai rompu, il était trop sérieux.»
Madi, piquée par l'ironie aimable de M. Bouquet, haussa le ton et le questionna à propos des bennes; demeuraient-elles aussi fructueuses? Il répondit à voix basse qu'une caisse de boutons sans trous exceptée, il n'avait rien trouvé qui fût digne d'intérêt…