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Un espace pour respirer et me souvenir de ce que j'aime… Un lieu aussi où nous serons deux à nous exprimer, Marcelle et Jean-Louis.
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jeudi 11 décembre 2008

La vie, Lili ! chapitres 10 et 11

10
Fins de mois

Il faisait de plus en plus froid et cependant on n'avait pas encore vu la neige, le sac ventru de l'hiver déverser sa fête dans la nuit de Paris, le vieux ciel qui pétille, tout gai, et les phares qui poudroient, les enfants épatés, les amoureux aux anges, les râleurs crottés jusqu'aux chevilles…
Dès le vingt du mois, chez les Martinet, on attendait des jours meilleurs. Simon aimait les frites, le saucisson, les bons fromages, Gina les plats gratinés riches en gruyère, les enfants la viande et les desserts, la Nouche les fanes de radis, les salades, les feuilles de choux —ces dernières fantaisies n'étaient pas les plus coûteuses. Dans la première quinzaine, on mangeait une fois rôti, une fois bouilli, avec des macaronis rissolés et de la crème au dessert, ou bien du baba au rhum, des tartes aux pommes. Simon avait ses frites, Gina ses crêpes au fromage. Le bœuf s'accommodait tantôt en grillades de viandes hachées reconstituées, tantôt en daube ou en pot-au-feu. Les poules allaient au bouillon, le ventre rempli de farce, les poulets se rôtissaient avec des frites ou de la purée. Après le vingt du mois, finies ces douceurs! Le même bout de poitrine fumée agrémentait du bouillon de pommes de terre et de carottes plusieurs jours d'affilée, puis il parfumait les haricots ou le riz. Pendant ces repas sans faste, Gina les yeux langoureux, évoquait des noms de plats auxquels ils n'avaient jamais goûté: rognons madère, homard à l'américaine, chevreau aux morilles. Ça faisait passer les haricots.
« Un de ces jours, 'pa, j'épouse une vieille millionnaire et je mange des entrecôtes épaisses comme ça à tous les repas. Pour se refaire une santé, je connais rien de mieux, je me sens une drôle de faiblesse dans les jambes et puis j'ai le dos qui picote…»
Simon haussait les épaules. En fin de mois, Pierre rêvait toujours de millionnaire et d'entrecôte, tandis que ses maladies imaginaires connaissaient un regain.
« Entre dans un garage, apprends sérieusement le métier. Un vrai mécano, à mon bon savoir, c'est bien payé.
— Je dirais pas non, si j'avais la santé, 'pa.
— Fais-toi analyser, que t'as peut-être le sida? s'inquiétait brusquement Gina.
— Je l'ai fait, tu penses! on m'a rien trouvé.»
Parfois, Daniel ramenait de l'étage au dessous du gigot, ou un beau morceau de mouton. Daniel et Malik étaient inséparables, et quand les Algériens faisaient la fête, ils oubliaient rarement d'offrir quelque chose aux Martinet. Gina de son côté envoyait de la tarte et du cake lorsque la paie rentrait, mais avec ces diables de gens, on se trouvait toujours en retard d'une gentillesse. Cela ennuyait Gina qui n'aimait pas les Arabes. Elle embrassait volontiers Malik ou Yasmina sa soeur, parce qu'ils étaient de beaux enfants, mais elle se méfiait des adultes.
«Y sont pas forcément tous méchants ni malhonnêtes, mais y sont pas comme nous, pensait Gina. Les Français en France, les étrangers au Sahara, on n'aurait plus de bagarre, et Pierre trouverait du travail!»
Elle se gardait de parler comme ça en famille. Daniel pousserait des hurlements de chagrin, Pierre, qui portait toujours sa petite main «touche pas à mon pote » au col de la chemise, partirait en claquant la porte, quant à Simon, il se fâcherait au point de ne plus lui adresser la parole pendant deux jours. Il avait ses idées, Simon. Lili, folle de son père comme elle était, acquiesçait de confiance à ses discours. En tout cas, Gina restait sur ses positions, parce que pour en changer, il aurait fallu se poser des questions, et c'était plus simple sans.
Les dix derniers jours du mois, Gina guettait avec inquiétude un éternuement, le moindre signe de refroidissement chez la Nouche. La petite choisissait toujours cette période pour tomber malade, des coups de fièvre à cause du nez, des oreilles, de la gorge, de la colique… Le docteur Chamoun faisait crédit, mais la pharmacie… Gina vivait l'attente de la paie dans la morosité, ses joues devenaient moins roses, ses yeux moins vifs, elle se cherchait des cheveux blancs, rabrouait les enfants. Pierre n'était qu'un bon à rien qui finirait mal, Lili une empotée, la Nouche une sale pisseuse, et Daniel une montagne d'embrouilles, avec tous ses mensonges. Lorsqu'elle s'avisa que ce dernier faisait de véritables efforts pour apprendre ses leçons, elle s'énerva :
« Tu étudies maintenant! Qu'est-ce que tu mijotes, hein?
— Rien, 'man, c'est à cause de la nouvelle maîtresse, quand on a mal appris, ce qu'elle peut inventer! Elle est drôlement forte ma maîtresse, plus forte que tout le monde! Et elle a de ces idées… Mais depuis qu'elle sort avec Pierre, elle me rate jamais, vu qu'elle veut montrer que je suis pas son chouchou.
— Eh! il aurait pu me le dire. Une institutrice… on se met bien dans la famille. Elle est jeune au moins? s'inquiéta Gina qui pensait aux vieilles millionnaires de fin de mois.
— Bof! comme lui, quoi! mais elle est drôlement chouette…»




11
Présentations

Quand s'effilochaient les ors, s'éventaient les épices de ses enfances rêvées, Madi se sentait bien à l'étroit dans la vie réelle. Un beau destin ressemblait à son avis à un habit d'arlequin, et comme un jeu de gosses fantasques, il se conjuguait au conditionnel:
Ici, ce serait la vie d'artiste, j'entrerais en piste en marchant sur les mains ;
Ici, ce serait la vie de château, je sonnerais Gabriel pour déplacer l'échelle de la bibliothèque;
Encore ici, la vie dangereuse, j'escaladerais les gouttières comme une ombre, avec ma carte de visite blanche entre les dents;
Puis ici, la vie moderne, j'inventerais un robinet à retenir le temps et j'aurais le prix Nobel;
La vie mystique, je serais abbesse et bienheureuse;
La vie de bohème, je fréquenterais des gens sublimes;
La vie aventureuse… Vies simultanées, multiples, magiques! Madi solitaire dans sa chambre trop petite et sa jeunesse déjà trop courte, se languissait d'une existence chatoyante. Sur elle pleuvait le silence, froid, insupportable. Avant de connaître Pierre, elle se versait alors deux ou trois doigts de cognac, histoire de se dilater le cœur, mais ensuite elle s'effrayait de boire, elle se croyait une fille perdue. Ces moments d'amertume devenaient plus rares depuis que Pierre passait ses soirées et ses dimanches avec elle. Ils allaient au cinéma, ils s'embrassaient, ils faisaient l'amour, elle corrigeait des piles de cahiers, préparait ses cours, il lisait allongé sur le lit, elle écrivait en province à ses père, mère, frère et sœur, ils marchaient d'un bout de Paris à l'autre, il bricolait le vieux téléviseur à lampes récupéré pour Madi dans les bennes par monsieur Bouquet, elle fabulait, il l'écoutait béat. Ils étaient plutôt sages en somme. Une fois, afin de satisfaire à la prière de ses parents, Madi rendit visite à ses cousins de Montmartre. Elle entraîna Pierre et le présenta ainsi :
« Pierre mon fiancé, parachutiste…»
Quand ils repartirent, Pierre furieux demanda si elle avait déjà vu un parachutiste coiffé à la mode punk, et si elle prenait ses cousins pour des idiots. Elle jura qu'ils devaient être très contents qu'elle fût fiancée à un fonctionnaire.
« C'est la sécurité de l'emploi, tu saisis?»
Pierre à son tour aurait voulu que Madi connaisse sa famille, cependant elle inventait toujours des prétextes qui empêchaient la rencontre. Madi se méfiait. Elle trouvait Pierre beau, pas bête, gentil, mais anormalement évasif et trouble sur ses activités, alors qu'elle le devinait sans travail la plupart du temps. Elle pressentait aussi la pauvreté indécrottable des Martinet, et l'éventualité d'un rapprochement avec eux la rendait circonspecte. Vers quelle bourbe mouvante risquait-elle de se laisser attirer?
Aux vacances de Noël, Madi disparut sans crier gare. Pierre reçut une vue du château de Pau postée de Mourenx-Ville-Nouvelle, avec une ligne tendre: «Je t'aime, je t'embrasse partout.». Il perdit l'appétit, recommença à souffrir des maux imaginaires dont on n'entendait plus parler depuis qu'il était amoureux. Il devint irascible et fétichiste. Il s'enfermait dans la chambre pour disséquer les cahiers, les classeurs de Daniel, à la recherche d'une annotation de la main de l'institutrice, d'une simple biffure, devant lesquelles il s'extasiait longuement. Daniel observait d'un oeil incrédule la passion soudaine de Pierre pour l'histoire de France, la géographie, les sciences naturelles, ou l'arithmétique. Il admirait son grand frère, parce qu'il était grand justement, et libre, et décontracté, et qu'il pouvait embrasser la maîtresse, cette star du tableau vert, sans risquer de conjuguer à tous les temps de l'indicatif: «je suis un garçon poli, pour faire un câlin avec la maîtresse, je demande la permission». Mais ce nouveau goût pervers pour les cahiers scolaires ne lui disait rien qui vaille. La cohabitation devenait pénible, Pierre gardait la lumière allumée la nuit jusqu'à des heures terribles, il injuriait Daniel, le bousculait au moindre soupir, il bouleversait son placard, un vrai barbare, à la recherche de nouveaux écrits de Madi, et reprochait au gamin d'avoir oublié des affaires à l'école. De guerre lasse, Daniel emprunta les cahiers de Malik, puis ceux d'Alfonso, de Laurent. Pierre déchira sans vergogne une page de rédaction de ce dernier, particulièrement riche en zébrures rouges, points d'exclamations, notes marginales, et rehaussée surtout de trois phrases autographes de Madi. Cette indélicatesse provoqua une dispute entre Laurent et Daniel.
Les gamins jouaient comme d'habitude à l'étage des Africains, ils tétaient à tour de rôle la chienne d'Alfonso, une brave bâtarde qui nourrissait déjà six chiots par ailleurs, lorsque Laurent, qui venait de découvrir le vol, arriva furieux. Il traita son ami de tous les noms, l'accusa de vouloir sa perte à la prochaine inspection des cahiers. Ils en vinrent aux mains, roulèrent sur le palier. Laurent, rond et lourd comme un poulet de batterie, aurait rossé son adversaire, sans l'intervention de Coucoureux, le vieux du sixième, arrivé clopin-clopant sur sa jambe de bois.
Homme rugueux, cet ancien couvreur qui s'était un jour écrasé sur une verrière après une chute de vingt mètres, habitait l'immeuble depuis cinquante ans. Il vivait avec sa femme sous les toits, malgré son infirmité, et refusait farouchement de quitter son appartement parce qu'il aimait regarder la vie de haut. D'un bout de l'année à l'autre, on l'entendait pester dans l'escalier contre le laisser-aller du voisinage. On l'appelait le vieux coucou, quelquefois sans intention désobligeante. Sa figure balafrée et son pilon de bois inquiétaient un peu les gosses, mais pas trop, à cause des bonbons qu'il distribuait à l'occasion pour faire oublier ses coups de gueule.
« Allez vous étriper ailleurs, sale engeance!»
Du bout de sa béquille, Coucoureux rétablit l'ordre à l'étage, puis poursuivit son escalade, maugréant. Daniel et Laurent se boudèrent plusieurs jours, mais se réconcilièrent le matin de la rentrée sur le chemin de l'école.

Dans la joie des retrouvailles, Madi se laissa enfin attirer chez les Martinet. Après la dépense des fêtes de fin d'année, ces derniers eurent de la peine à organiser un repas digne d'une fiancée institutrice, pourtant chacun fit son grand et son petit possible: Pierre se procura, on ne sut trop comment, une énorme boîte de choucroute pour collectivité; Simon et Lili offrirent le vin blanc grâce à leurs maigres pourboires; Gina fit une tarte au sucre, et Daniel lui-même ramena un pot de crème de chocolat à la noisette. Ce geste généreux lui valut des questions embarrassantes des parents, il le regretta.
C'était un dimanche de janvier, la pluie crépitait sur les vitres de la salle à manger. Gina attendait Madi, comme une sportive attend l'épreuve. Elle l'accueillit l'oeil en éclat, la poitrine agressive, la fesse hautaine. La petite était maîtresse d'école, soit, et l'instruction une belle chose, mais Gina n'entendait pas se laisser intimider. Nantie de son seul certificat d'études, elle pourrait en remontrer sur bien des points à la jeunette. Gina offrit un gros baiser à chaque joue rose de Madi. Elle la détailla de face, la fit virevolter pour contempler son dos, l'air approbateur. Lili, le regard en dessous, admirait Madi, se demandait si elle deviendrait un jour aussi jolie. Daniel se faisait tout petit dans l'espoir qu'on l'oublierait, les adultes ont la mauvaise habitude de combler leurs silences avec des considérations scolaires sur les enfants. Simon trouva Madi mignonne à souhait, il présentait son meilleur profil, prêt à évoquer incidemment quelques unes de ses lectures. Gina ne lui en laissa pas le temps. Elle prit la parole et ne l'abandonna plus. Elle allait, venait de la cuisine à la salle à manger, le verbe haut, ininterrompu, elle trônait au bout de la table, sa présence emplissait l'appartement.
« Vous êtes jeune, mademoiselle Madi, et jolie, alors profitez du bon temps, vous mariez pas trop vite! Remarquez, même avec un mari, la femme qui essaie plus de plaire devient filasse et sac de pommes de terre. Vous êtes pas de mon avis?
— Oui, madame.
— Mon Pierre est un beau gars bien gentil, mais pour le reste, il serait plutôt bon à rien, il trimballe une flemme!
— 'Man! s'écria Pierre.
— Oui mon grand, mademoiselle Madi me reprochera pas de vanter la marchandise. Remarquez mademoiselle Madi, le reste de la famille vaut à peine mieux: Lili est tout empêtrée de ses quinze ans, Daniel ment même quand il dort, Simon…
— Gina!
— Eh, quoi! Simon bon époux, bon père, est sans ambition. Si j'étais l'homme de la maison, à cette heure je serais directeur de banque. Dans la vie, faut vouloir beaucoup pour obtenir un peu. J'ai toujours tout voulu.»
Personne d'autre ne réussit à placer un mot durant le repas. Tous regardaient Gina, médusés. On arriva au café, elle les saoulait encore de paroles. Ce que voulait Gina à présent, c'était parler du bonheur qui s'apprend ailleurs que dans les livres de classe. Elle devenait confuse. Cherchez le bonheur, il est toujours quelque part, avait-elle envie de dire sans y parvenir, peut-être parce qu'elle les sentait trop différents d'elle: la Nouche et Daniel trop petits, Lili trop rageuse, Pierre trop égoïste, Simon content de son trou, et cette Madi que Gina devinait insatisfaite.
«Y savent pas ce qui est bon, ils sont mal faits! »
Elle s'humectait les lèvres d'un coup de langue, et se contentait de leur rapporter les petites choses de la vie quotidienne dans laquelle elle cueillait le meilleur. Une succession de faits qu'elle égrenait sans reprendre souffle, ou si peu.
La naissance de Lili —la première fille que Simon ne se lassait pas de bercer—, une nuit d'août passée en famille sur un banc pour voir les étoiles filantes, le permis de conduire de Pierre, la guérison de Daniel après sa méningite, la robe blanche à volants que Simon lui avait offerte… tant de choses encore, un souvenir en appelait un autre. Gina parlait toujours lorsque Madi et Pierre prirent la fuite, le temps qu'elle respire. La porte fermée sur eux, Gina souffla bruyamment et dit haletante :
« Maintenant les enfants, laissez-moi me reposer, je suis morte.
— Positivement, qu'est-ce qu'il t'a pris, ma Gina?
— On allait pas s'en laisser imposer par une maîtresse d'école, non? »
(À suivre)

samedi 15 novembre 2008

La vérité en quelques lignes sur Yvonne Ruchel.

A proprement parler, la troisième femme de Gontran n'a été en aucune façon la troisième femme de sa vie, quoique son passage fulgurant y ait laissé un souvenir impérissable. La seule chose que l'on pourrait dire à l'appui d'un décompte aussi discutable, serait qu'Yvonne Ruchel fut réellement la troisième conquête de Gontran le boiteux reçue dans l'intimité de la famille, admise à partager sa chambre de l'hôtel Poussegrain. D'abord Gontran ne l'épousa point. Ensuite, il avait eu bien d'autres aventures en ville avant elle. Enfin, Yvonne Ruchel était le pseudonyme d'un homme travesti. Il faut bien dire un jour la vérité sur le cas d'Yvonne Ruchel.
Cette personne fit entrer le sens de l'horreur et de la perversion dans une maison encline par dessus tout à la mesure. Yvonne Ruchel était peintre, elle jouissait même d'une petite réputation parmi les voyous adonnés au cubisme analytique. La première des deux nuits où Gontran l'introduisit au sein de sa vaste famille, il se passa peut-être des choses choquantes, mais rien du moins n'en rejaillit sur des innocents. Par contre, la nuit suivante, les plus sales instincts de cette personne se déchaînèrent à l'encontre du portrait en pied de Julie Poussegrain, accroché dans l'escalier, noble et belle figure d'ancêtre saisie en pleine jeunesse par la brosse d'un talentueux anonyme du XIXeme siècle. Portrait d'une telle vérité, si vivant, qu'il hurla de désespoir et de douleur jusqu'au matin, mais nul ne l'entendit car Yvonne Ruchel avait drogué tout le monde.
L'agression consista à édifier à la peinture à l'huile, autour de la victime, un appareil de cubes habilement imbriqués, puis à assener de larges aplats géométriques sur toute la surface encore libre du tableau, ne laissant subsister qu'une fenêtre par où apparaissait une moitié de visage défiguré au couteau, pâteux, ainsi qu'un œil agrandi de terreur. Le tout dans les tons bruns et gris sinistres.
Son forfait accompli, cette personne, qui semblait n'avoir séduit le malheureux Gontran qu'à cette fin, disparut.
Le vieux Juste Poussegrain faillit en mourir d'affliction, la famille dut transporter d'urgence le tableau à l'atelier de restauration du Louvre, où il demeura près d'un an en traitement. Au cours des soins, on découvrit que sous la jupe originelle du portrait, un pied manquait inexplicablement, soit que l'artiste eut manqué de temps, pressé de reproduire le vêtement, soit qu'il se fut plus simplement trouvé à cours de pigments carnés. A la demande de la famille, le restaurateur peignit une prothèse si parfaite que rien ne permit par la suite de distinguer l'ancien pied du nouveau.

9 —Rêves scolaires

A l'école, Madi et sa classe voguaient dans un délire organisé vers une année scolaire satisfaisante. M. Bouquet n'en revenait pas. En souvenir de Mlle Baral, il estimait de son devoir d'entourer la nouvelle institutrice de sa sollicitude, comme on doit assistance à l'innocence en péril. Il demandait la permission d'entrer un moment, il écoutait réciter les leçons. Il s'en allait ébouriffé, un sourire errait sur ses lèvres longtemps après sa sortie. Certes, il déplorait que Napoléon se fût lancé dans la campagne de Russie à la seule fin de ramener une pierre de lune, grosse comme un œuf, à sa belle amie, qui n'était autre, évidemment, qu'une lointaine aïeule de Madi. Tant de morts pour une simple question de cœur! Mais après tout, pourquoi la jeune institutrice ne descendrait-elle pas en ligne directe de Christophe Colomb et d'une princesse caraïbe, du moment que les enfants apprenaient l'Histoire? En Australie où gambadaient les kangourous, Madi possédait naguère trois mille moutons, le propriétaire d'une mine d'opales s'était épris d'elle. Il la poursuivait partout, laid, gros, vieux. Elle se réfugia chez les aborigènes qui vivent à l'âge de la pierre, puis lassée de mener une existence trop rude, elle choisit de revenir en France. Les enfants situaient l'Australie sur les cartes sans hésitation.
«D'ailleurs, ce ne sont pas mes oignons», se disait M. Bouquet. La classe se portait bien, la maîtresse aussi.
D'emblée, les enfants aimèrent que la nouvelle maîtresse, jeune, jolie, les considérât le matin avec la mine réjouie de quelqu'un qui se promet une bonne journée. Ça les changeait du regard âpre et inquiet de Mlle Baral. Madi mit vite les choses au point : dans la classe pas de chahut, sinon on faisait le piquet dehors, on était là pour apprendre en s'amusant autant que possible.
Une fois, Daniel et sa bande arrivèrent une demi-heure de retard à cause de la soeur invisible d'Alfonso. Ils faisaient tous ensemble des courses au Monoprix, quand elle avait disparu au moment de payer à la caisse. C'était seulement après de laborieuses explications qu'on les avait laissés repartir. Madi répliqua par son propre cousin invisible. Gourmand, il chapardait à la cuisine et elle se faisait punir à sa place. Il faut donc se méfier des personnes invisibles, parce qu'elles vous font du tort. Les retardataires copièrent cinquante fois qu'ils ne suivraient plus la soeur d'Alfonso au Monoprix, à cause de sa mauvaise habitude de se rendre invisible, ce qui compliquait la vie de tout le monde.
Pendant quelques jours, la classe sembla se replier pour réfléchir. Les enfants se montrèrent sages, presque discrets. Survint alors l'aventure du mort qui empêcha la plupart d'entre eux de réviser les exercices de multiplication, avec des virgules et des chiffres décimaux, pour être précis. Daniel Martinet résuma l'affaire à Madi. La veille, un mort que personne ne connaissait était tombé on ne savait d'où sur le store de l'oncle du cousin de Malik, marchand de légumes rue Montorgueil. Daniel mit des brodequins d'alpiniste au cadavre, ajouta pompiers, sirènes, police, toutes choses justifiant l'impossibilité de réviser ses leçons.
« Les morts provoquent de l'émoi, c'est bien naturel, dit Madi, mais cependant… Moi, quand j'avais dix-sept ans, juste à la veille de passer le bac, mes deux oncles sont morts ensemble.»
La classe était tout oreilles, Madi improvisa. Une mèche de cheveux masquait son oeil gauche quand elle baissait la tête, elle scandait ses phrases de petits coups de règle sur le bureau. Ces deux oncles, bagarreurs, mauvais sujets, ne se supportaient pas. La famille les recevait seulement au jour de l'an ; à table on veillait à les éloigner le plus possible l'un de l'autre… Or donc, à la veille du baccalauréat de Madi, les deux oncles se battirent en duel au revolver. Ils furent ramenés à la famille, tout morts et troués du haut en bas. Le père, la mère, les sœurs, les habillèrent avec de beaux costumes, des chapeaux pour cacher les trous, et des chaussures neuves que le père n'avait jamais pu mettre. On les étendit pour la nuit sur la grande table de la salle à manger à laquelle on mit les rallonges, parce que l'appartement manquait de lits. Madi tremblait en pensant au bac, elle relisait ses cours avec l'impression que tout se mélangeait dans sa tête. Le reste de la famille à peine couché, clac, clac! deux bruits secs résonnèrent sur le plancher. On trouva Nino, le plus jeune des oncles, sans chaussures. Elles étaient difficiles à enfiler, le père pesta:
« Tant pis pour ce bon à rien de Nino, il passera la nuit en chaussettes, il est temps pour les vivants de dormir.»
Le père ajouta que d'ailleurs, chaussures ou pas, la mort n'ôtait rien à Nino de son air désagréable. Ils retournèrent au lit, mais les lampes juste éteintes, un grand bruit de porcelaine cassée les fit accourir. Cette fois, le chapeau de Jackou s'était envolé sur le vaisselier. Tandis que la mère et les soeurs ramassaient tristement les belles assiettes et le sucrier de grand-mère en morceaux, le père recoiffait Jackou et faisait remarquer sa mine sournoise. Au milieu de la nuit, nouvelle alerte : Nino venait de tomber par terre. On le releva l'oeil tuméfié, la bouche mauvaise. Ensuite, Jackou bascula à son tour au milieu d'un fracas de chaises renversées. Alors la mère dit que c'était clair : les frères ne pouvaient pas davantage se supporter morts que vivants. On remonta Jackou sur la table; en plus des trous dans le crâne, il avait une bosse au front. On étendit Nino dans l'entrée. Il était quatre heures du matin quand la maison retrouva son calme. Et le lendemain, Madi passa brillamment le bac. Madi se leva pour aller au tableau. Elle écrivit :
Puisque deux morts n'empêchent pas de passer un examen, un mort n'empêche pas de faire des multiplications.
« Les enfants, c'est l'heure de grammaire. Conjuguez cette phrase à tous les temps de l'indicatif.»


Un jour, M. Bouquet retint Madi quelques minutes avant sa sortie.
« Mademoiselle Lacroux, je vous ai un peu délaissée ces temps derniers au profit de tâches administratives moins plaisantes, je vous l'assure. Comment trouvez-vous la classe, les enfants sont-ils difficiles?
— Au contraire monsieur, des écoliers inventifs, doués et si gentils!
— Tiens… Il est vrai que vous avez vos méthodes. Attention, je ne critique point, mais suivent-ils le programme?
— Nous sommes en avance, nous allons attaquer l'Afrique, les fractions et une petite révision de la guerre de Cent ans.
— Vous y avez de la famille?
— L'ancêtre d'une belle-sœur… en Afrique aussi d'ailleurs.
— C'est de la chance! Et ce fiancé dans les finances?
— J'ai rompu, il était trop sérieux.»
Madi, piquée par l'ironie aimable de M. Bouquet, haussa le ton et le questionna à propos des bennes; demeuraient-elles aussi fructueuses? Il répondit à voix basse qu'une caisse de boutons sans trous exceptée, il n'avait rien trouvé qui fût digne d'intérêt…

jeudi 18 septembre 2008

La vie, Lili ! Chapitres 7 et 8

7 —Pierre et Madi

Un jour, Pierre vit Madi sortir de son immeuble, elle portait un volumineux cartable. Il la suivit discrètement et découvrit qu'elle enseignait à l'école de la rue Dussoubs, celle de son petit frère. Dès lors, il se débrouilla pour arriver à l'heure de la sortie des classes. Au début, la nouvelle institutrice réussit à l'éviter, soit qu'elle restât à bavarder avec ses collègues après le départ des enfants, soit qu'elle passât rapidement devant lui avec un bref mouvement de tête poli pour filer entre ses doigts, pied léger.
« Qu'est-ce que tu fais là? s'étonna Daniel la première fois qu'il aperçut son frère.
— Je viens te chercher. Allez, ferme-là et rentre, j'attends quelqu'un. »
Daniel ensuite ne posa plus de question : il se postait au coin de la rue Réaumur et assistait, goguenard, aux approches et à l'insuccès de son frère.
Un soir, Pierre décida de forcer le sort. Quand la jeune fille parut à la suite des gamins, il fit un grand pas et barra son chemin.
« S'il vous plaît, Madi, je suis timide. Si vous n'y mettez pas un peu de bonne volonté, on n'arrivera jamais à se parler… J'ai envie de vous connaître.
— Ah, mais moi j'ignore si c'est réciproque! » dit-elle en fronçant les sourcils.
En réalité, elle pensait le contraire. Il semblait sorti d'un tableau de la Renaissance italienne, malgré sa coupe de cheveux bizarre. Elle demanda s'il était Vénitien. Il répondit que non, quoique à la réflexion rien ne s'y opposât. Ils marchaient côte à côte à pas retenus, comme intimidés de ce qui allait suivre.
« Mais nous avons tout de même beaucoup de pigeons dans le quartier, Madi, et des bistrots aussi, sans compter le centre Beaubourg et le nouveau Forum… Je vous fais visiter? »
Elle lui trouva des yeux d'ange, tristes mais beaux, avec par instant un côté d'eau trouble qui les rendait fuyants, un rien sournois. Elle l'entraîna soudain, disant qu'elle préférait s'éloigner de l'école.
« Voyez-vous, j'ai dit au directeur que j'avais un fiancé dans les finances.
— Vous aimez un financier?
— Non, bien qu'à la réflexion rien ne s'y oppose. »
Ils rirent ensemble et Pierre en profita pour lui prendre le bras. Un peu plus tard, dans les entrailles solennelles du Forum Saint-Eustache, devant un thé au citron, elle se plaignit :
« C'est toujours pareil, les gens veulent me parler, moi je raconte ce qui me vient à l'esprit, pour le plaisir. Au bout de quelques temps, ils me laissent tomber : les vies imaginaires, ça les fatigue.
— Je ne pige pas, qu'est-ce que ça signifie?
— Que je ne peux pas m'empêcher de raconter des bobards, c'est plus fort que moi, il faut que j'invente. Alors vous voulez connaître qui : la pauvre orpheline, l'aventurière nocturne, la maîtresse d'un émir, la fille d'un explorateur?
— D'abord, tout le monde fantasme! Moi j'ai des Amériques dans la tête, les espaces sans limites, les ranchs, les buildings, les dollars… Vous pigez? Ça n'empêche pas de trouver un terrain neutre pour se rencontrer : par exemple ce qu'on aime, ce qu'on aime pas…
Pierre ajouta qu'il avait déjà deux certitudes : elle était une institutrice jolie, et d'autre part elle lui plaisait. Il voyait sa silhouette partout, même les yeux fermés. Surtout les yeux fermés. Elle pouvait raconter ce qu'elle voulait, pourvu qu'elle lui permette de l'attendre à la sortie de l'école et de la raccompagner chez elle.
Madi accepta.







8 —Rêves de Fortune

Tous les mercredis soir, un peu avant vingt heures trente, la Fortune visitait les Martinet sur la pointe des pieds. Du moins, ils y rêvaient si fort qu'ils arrivaient à y croire, et son fantôme souriant. entrait dans leur salle à manger. Elle passait, gracieuse et pressée, trois petits tours puis s'en va, le temps de prodiguer des senteurs d'abondance et de flatter les rêves de la maisonnée. La salle à manger sentait la vieille liasse de billets, les millions gras longuement macérés dans le cuir des portefeuilles, le bon vin, le jambon pendu au plafond, le chocolat fourré, le linge fin qu'on déballe… C'était la fortune des humbles, complaisante sans faire de manières. Elle se pliait aux exigences de chacun, arrivait parée d'un manteau de vison afin de plaire à Gina, qui la voyait comme une sorte de dame patronnesse, mais elle était nue en dessous, puisque Pierre la croyait vaguement cousine de la vérité. Elle avait de longs cheveux blonds décoiffés et portait des bottes de cheval, à cause de Lili qui la voulait un peu amazone. Enfin, elle montrait son capuchon à Daniel et elle disait :
« Touche ma hotte petit », parce qu'il la confondait avec le père Noël.
Dès que dame Fortune apparaissait, Gina sentait sa gorge se dessécher, les yeux de Lili s'embuaient de larmes, et Pierre s'habillait en vitesse pour la suivre lorsqu'elle repartirait.
« Ce soir, je sens que la fortune est avec nous », déclarait Gina tous les mercredis.
Elle avait un geste, une pensée gentille pour chacun, la Fortune! Seulement, elle ne s'attardait jamais chez eux. Le mercredi à vingt heures trente, les Martinet se figeaient devant la télévision, Gina avec la Nouche sur les genoux prête à faire son rot, Pierre debout au seuil de la salle à manger, habillé pour sortir, un ultime coup de de peigne en suspens au dessus de la tête ; Daniel affalé dans le canapé, brusquement indifférent à sa bande dessinée, Lili assise à table, la mine grave, l'œil mouillé, malaxant une boule de mie de pain entre ses doigts. Seul Simon manquait, parti depuis longtemps à son hôtel.
A vingt heures trente, ils regardaient la chance leur filer sous le nez en direct, tandis que se déroulait le tirage du loto. Les boules porteuses des numéros gagnants qu'ils n'avaient pas joués tombaient une à une de l'écran, juste pour les narguer, elles rebondissaient sur le plancher dans un silence recueilli, roulaient au milieu de la table, autour du litre de rouge à demi vidé, entre les assiettes ébréchées et les débris de repas. Quand le numéro complémentaire arrivait en dernier, le charme se dissipait, la Fortune était loin déjà. La Nouche rotait, Pierre rangeait son peigne dans la poche arrière de son jean, Gina disait :
« Au dodo, la Nouche. »
Pierre envoyait une bise sonore.
« Je vais faire un tour, 'soir tout le monde. »
On entendait la porte claquer derrière lui. Daniel se retirait au fond des bulles de sa bande dessinée, Gina se levait pour changer la Nouche, Lili versait des larmes sur la poisse des Martinet et la sienne en particulier. En revenant de la chambre, Gina se penchait et l'embrassait dans le cou.
« Pleure pas ma jolie, que tu vas te mettre des chemins d'escargots plein la frimousse. À ton âge!
— On gagnera jamais, 'man, je veux pas rester minable toute la vie.
— Faut pas désespérer, y'a encore le tirage de samedi, et puis à force de jouer toutes les semaines, faudra bien qu'un jour… Tiens, il pleut pour changer, regarde-moi ce temps pourri! »
Les Martinet jouaient au loto sans rater un seul tirage. Suivant un cérémonial immuable, le dimanche matin, devant les bols vides du petit déjeuner, chacun d'une voix inspirée annonçait ses nombres élus, et Simon remplissait à mesure le bulletin de jeu. Ainsi passaient les mois.
Lili, avec ses rondeurs encore mal réparties, marchait en remuant des fesses, la poitrine bombée, elle portait des jupes serrées trop courtes pour ses jambes grassouillettes. Elle souriait peu, sa figure lui semblait une quelconque lune, elle se croyait dépourvue de séduction. Lili voulait être aimée, Lili pleurait beaucoup.
Tout en donnant à la Nouche une feuille de salade en guise de goûter, parfois de grosses larmes lui venaient yeux. Simon essayait de la consoler. Il lui conseillait de chercher un amoureux, un gars gentil qui l'emmènerait au cinéma. Hélas, Lili connaissait surtout des garçons qui la traitaient de petit boudin et d'autres qui la coinçaient dans l'ombre avec des rires idiots. Heureusement, elle savait se défendre.
« Mais l'amour, tintin!
— Positivement, tu es à la fois trop petite et trop grande, ma fille à moi. Bientôt, tu seras vraiment grande et tes ennuis prendront fin, tu seras contente. Pense à toutes les transformations d'une chenille avant qu'elle devienne un beau papillon. Les jeunes filles sont pareilles. Il en faut des changements, et je te pousse ici, et je te grandis là, avant qu'elles s'épanouissent. »
En arrivant de l'hôtel, le jeudi matin, Simon rapportait le journal, Lili se jetait sur les résultats de la loterie, pour vérifier si par hasard… L'amertume de sa désillusion attristait Simon, il craignait que cette jeunesse mélancolique ne rende Lili inapte au bonheur. Il aimait Lili, Simon, comme un père aime sa fille, mais à sa façon, paisible et sans passion. Il l'aimait pour avoir épelé sa croissance d'un trait de crayon à l'autre sur le chambranle de la porte, pour quinze années de souvenirs, menus fils dorés indéfectiblement mêlés à la trame de sa propre vie.
Un jour que Lili venait d'éprouver l'une de ses déceptions hebdomadaires, Simon vint l'attendre à deux heures à la porte du Boeuf Limousin. Il l'entraîna en banlieue du côté du Pré-Saint-Gervais visiter un pavillon à vendre, une annonce qu'il avait repérée dans le journal. Gina était partie avec la Nouche faire des achats chez Tati, en prévision de la noël, elle ne rentrerait pas avant le milieu de l'après-midi.
« Quel froid! Il va neiger bientôt », disait Simon en serrant Lili contre sa canadienne pour la réchauffer.
Elle grelottait dans sa veste matelassée de coton, les pieds chaussés de bottines blanches avachies, avec les genoux à l'air sous une jupette de toile délavée de joueuse de tennis du Far-West. Ils longeaient à pied l'échangeur du périphérique à la Porte des Lilas, un ciel de glace sale pesait sur eux.
« 'Man est au courant au sujet de ta maison?
— On va prendre quelque chose de chaud, en attendant l'heure de se présenter ».
Ils entrèrent dans un triste troquet du Pré-Saint-Gervais, coincé entre deux rues bruyantes, en bordure d'un triste carrefour. La patronne sourit à Simon comme à une vieille connaissance. Simon commanda deux chocolats chauds, la femme en le servant lui demanda s'il cherchait toujours un logis.
« Je ne suis pas pressé », répondit Simon évasif, et il regarda ostensiblement dehors jusqu'à ce qu'elle s'éloigne.
« Dis 'pa, on dirait que tu as tes habitudes…»
Simon rougit et admit qu'il était déjà venu ici deux ou trois fois, voir des pavillons à vendre.
« Tu veux vraiment acheter une maison?
— Je visite, si par hasard on gagnait le gros lot… Surtout, ne dis rien à ta mère. »
Simon n'avait pas un franc devant lui, mais on peut se livrer à de très sérieuses songeries sans posséder d'économies. Il caressa les joues de Lili du dos de la main.
« La vie est belle, ma fille. »
La ruelle montait doucement au flanc d'une colline provinciale semée de maisonnettes et d'arbres fruitiers dénudés. En dessous, la banlieue retentissait de klaxons, de torrents d'automobiles, de tout un chambard urbain qui faisait un fond sonore continu, assourdi, cependant qu'ici, dans la ruelle trop étroite pour permettre la circulation des voitures, on écoutait passer le vent dans les ramures sèches et l'on redécouvrait le bruit de son propre pas. Simon s'arrêta devant le numéro 28. C'était une maison en meulière, rugueuse et morne, tassée au bout d'un petit jardin tout noir d'hiver. Elle avait un étage, et sur le toit à deux pentes de tuiles mécaniques, un matou en porcelaine blanche levait la queue dans le vain espoir d'attirer la foudre. Ils poussèrent une barrière branlante ; Simon penserait à la changer un jour ; le long de l'allée de ciment il planterait des pensées jaunes et violettes, et un peu partout des capucines, des marguerites, des soucis, enfin des tas de fleurs pour cacher la terre, et peut-être aussi du chèvrefeuille contre le mur. Il verrait bien une poule ou deux dans cette cabane derrière le bouquet de sureaux, à cause des oeufs à la coque. Puis il installerait une balançoire à la Nouche ; évidemment Pierre et Daniel regretteraient l'absence de garage, mais quoi! on ne peut tout avoir.
Une jeune femme, qui représentait l'agence immobilière chargée de la vente, leur ouvrit. Les héritiers du propriétaire décédé voulaient faire vite, il y avait déjà plusieurs personnes intéressées. La cuisine était claire, mais trop petite pour s'y tenir à six au moment des repas. La jeune femme ouvrait et fermait des placards, manœuvrait des robinets en promettant de l'eau chaude qui n'arrivait pas, un fusible à changer sans doute. Souvent, elle regardait Simon avec perplexité.
« Est-ce qu'ils laissent aussi les couteaux et les fourchettes? » demanda-t-il, histoire de dire quelque chose.
Dans la salle à manger, chaque objet occupait sa place sans surprise, deux assiettes peintes en faux col de bois blanc attendaient sur le manteau de la cheminée la fin des temps de faïence. L'étage comportait trois chambres meublées, le lit de la plus grande était fait, il n'y manquait que le mort.
« Tu vois, tu auras une chambre à toi, ma Lili, laquelle préfères-tu?
— Je ne sais pas, moi, la plus jolie.
— Alors ce sera celle au papier vert, elle donne sur les fleurs du jardin.
— Les fleurs, 'pa?
— Mais oui, tu verras. »
En signant le certificat de visite, la jeune femme demanda soudain à Simon s'ils n'avaient pas déjà visité un pavillon ensemble. Il répondit que non et enfouit négligemment la carte qu'elle lui tendait dans sa poche. Comme ils prenaient congé, la jeune femme s'étonna encore :
« Vous ne m'avez pas demandé le prix de la maison …»
Plus tard, dans le métro, Simon dit à Lili :
« C'est un secret entre nous, hein? Vois-tu, à mon bon savoir, l'important c'est de penser qu'on pourrait gagner et acheter le pavillon.»
En vérité, le pavillon, Lili s'en fichait. Ce qui l'intéressait entre autres choses, c'était les pantalons de cuir, les grandes bottes et les vestes en peau de chèvre. Si la famille gagnait au loto, elle en achèterait, sinon tintin!
Simon soutenait que rêver de ce que l'on désire, même sans l'obtenir, apporte de grandes satisfactions. Par affection, Lili lui donna raison, puisqu'il était heureux ainsi. Pour son compte, la pauvreté la révoltait, elle haïssait les riches qui naissent avec la belle vie assurée. À peine bébés, si on leur marche sur le ventre, ils perdent du caviar par les trous de nez et ils font champagne dans la culotte. Eux, les Martinet, les paumés des paumés, ils ne pouvaient qu'espérer un miracle de Saint Loto pour sortir un jour de la poisse…

mercredi 16 juillet 2008

La vie, Lili ! (chapitre 6)

6 —Simon

On s'enfonçait dans l'hiver des soirs de brume froide, de crachin, de flaques d'eau que la glace saisirait la nuit le long des caniveaux. Simon mettait une canadienne, son écharpe, et partait travailler à pied. Son hôtel se trouvait à vingt minutes de marche du côté de la République. Un petit hôtel tranquille, familial, avec de beaux stores rouges sur la rue, propre, fréquenté en majorité par des voyageurs de commerce, des habitués qui l'appelaient «Monsieur Simon». Depuis vingt ans qu'il occupait la place, Simon ne se souciait pas d'en changer. D'une part il était sans ambition, ensuite l'emploi lui convenait. Il lisait toute la nuit. Il puisait au hasard dans les livres de poche d'occasion, ce qui lui donnait une culture désordonnée, mais en fin de compte relativement étendue. Simon aurait aimé écrire de la poésie au coeur des nuits silencieuses de l'hôtel endormi. Seulement, dans sa tête stagnait un engourdissement tenace. Où trouverait-il les morts de soie et feu qu'il aimerait aligner en pensant à Gina? Ces mots là, il ne les découvrirait jamais, il le savait de tout son être serein, mais triste.
Depuis la mort de son mari, la patronne, Mme Javot, prétendait que le travail en commun crée des liens familiaux. Elle l'incitait à l'appeler Henriette et lui donnait du «mon petit Simon».
Une fois, elle lui dit dans l'ascenseur:
« Ah! mon petit Simon, vous êtes si bel homme. Si seulement je vous avais connu plus tôt!
— Mais je ne suis pas libre, répondit doucement Simon.
— Ah! mon petit Simon!
— Vous êtes positivement séduisante, madame Javot, vous finirez bien par rencontrer un homme sans attaches. »
Elle était sortie de l'ascenseur sans un mot et l'avait renvoyé au rez-de-chaussée. Il crut perdre sa place. Cependant, comme il rendait nombre de services à l'hôtel, sans jamais réclamer d'augmentation ou le paiement d'heures supplémentaires, Mme Javot fit passer les avantages de la patronne avant son orgueil blessé. Elle reprit d'un ton moins fripon ses «mon petit Simon», comme par le passé. Simon, bien que gêné de l'affaire, ressentit des bouffées de satisfaction pour avoir provoqué la convoitise, comme un éclair au chocolat ou une truite aux amandes.
Innocemment il raconta l'anecdote à Gina. Elle entra dans une fureur qui le laissa pantois, ce fut la seule scène de jalousie que le couple eût connue après tant d'années de mariage.
« Je vais lui crever les yeux, me prendre mon homme… Je lui arracherai les joues!
— Mais Gina, à mon bon savoir elle ne m'a pas pris.
— Tu lui as fait des compliments.
— J'ai dit qu'elle était séduisante par pure politesse, je t'assure. »
Le visage de Gina ruisselait de larmes, elle piétinait rageusement le tas d'épluchures dont elle venait de balayer la table d'un furieux revers du bras.
« Sois raisonnable, ma Gina, tu sais bien que tu es la seule.
— Peut-être bien que tu m'abandonnerais aussi, avec tous nos enfants… , jeta-t-elle, au comble de la peine.
— Jamais Gina, je le jure.
— Pour une garce avec son hôtel, poursuivit-elle entre deux sanglots.
— Ma chérie, dans mon coeur il y a toi, les enfants, personne d'autre, tu entends? »
Gina redoubla de larmes et tomba dans ses bras.
« Ne pleure plus, ma bichette, mon oiseau, ne pleure plus, sinon je vais pleurer aussi.
— T'en fais pas 'man, je vais lancer un sort à cette saleté d'hôtelière », cria Lili depuis la salle à manger.
A ses heures, Lili se croyait un peu sorcière, parce qu'elle aimait s'imaginer un jour ensorcelante.
« Vas-y, répondit Gina en serrant avec force Simon contre sa poitrine.
— Faites ce que vous voudrez, pourvu que je ne perde pas ma place », dit Simon.
Avec son mouchoir, il essuyait les larmes de Gina, si doucement, si tendrement, qu'elle en était émue davantage et ne tarissait plus de pleurs.

dimanche 29 juin 2008

L'île sur l'océan Nuit - avertissement

Parallèlement à «la Vie, Lili !», voici en ligne, publié chapitre par chapitre, un autre roman, de science-fiction celui-ci, destiné à l'origine aux adolescents.
Présentation :
Mar appartient au clan des Lepol, mineurs du Désert, ce monde désolé sous un ciel noir où l'homme ne peut s'aventurer sans scaphandre pour exploiter les filons de minerais. Parce qu'il souffre de l'allerge, la maladie des mineurs, Mar va être déclassé, séparé de son clan. Réfugié parmi les Sédentaires, au plus bas de l'étrange société qui peuple son île de l'espace, pour échapper au bannissement, il s'engagera dans une aventure périlleuse. Devra-t-il aller jusque sur la Terre demander à un improbable Empereur justice pour lui et pour le peuple des îles?
L'île sur l'océan Nuit a été publié pour la première fois en 1978 avec une couverture illustrée par J.C Mézières, aux éditions Robert Laffont, dans la collection l'Âge des étoiles, dirigée par Gérard Klein et Karin Brown.

(édition épuisée, la collection a disparu)

L'île sur l'océan Nuit —chapitre 1

Dans la hutte des Lepol ordinairement bruyante, régnait un silence accablé. Par moments, un souffle rauque s’élevait, hoquetait, sifflait, et tout le clan tressaillait, à l’écoute de cette respiration capricieuse qui menaçait de s’arrêter à tout instant. Mar, le quatrième enfant du clan, terrassé par l’allerge, le mal des mineurs, étouffait depuis une dizaine d’heures.
Grand-Ja, le père, arpentait la hutte. Dos courbé, la tête rentrée dans les épaules, ce qui lui évitait de se heurter au toit, il marchait, le front barré par la ligne épaisse de ses sourcils froncés. Lou, la mère, paupières lourdes sur ses yeux inquiets, suivait du regard les déambulations de Grand-Ja. Il lui semblait encore plus grand qu’à l’accoutumée. Elle était assise au chevet de Mar et, impuissante, ne pouvait qu’étancher la sueur ruisselant sur son visage. Enfin, l’adolescent soupira profondément et se détendit, brusquement calmé.
Le chef de clan s’approcha de la couchette sur laquelle Mar reposait. Lou scruta les traits de Grand-Ja puis se décida. D’une voix rude elle dit :
— Sans soignant, on ne peut pas savoir. La crise est passée, mais elle peut revenir, plus grave. Il faudrait un soignant.
— Moi je dis non ! jeta Grand-Ja, et la barre de ses sourcils un instant brisée en deux se reforma, têtue. Non ! Le mal des mineurs après quelques heures s’arrête de lui-même, il suffit d’attendre. Grand-Ja s’accroupit auprès de Mar et poursuivit :
— Hein, fils ! Tu es solide et tu n’as pas besoin de soignant, dis-le à cette hersche !
C’était ainsi qu’on appelait les femmes dans les clans : hersches. Mar esquissa un pauvre sourire, tandis que son père lui tapait sur la cuisse avec une vigueur contenue. Mar, sa tête ronde penchée sur l’épaule comme un fruit trop lourd, ses larges yeux d’or ternis, faisait cependant peine à voir, et Lou mécontente grommela :
— On meurt aussi du mal parfois ! et elle quêta un soutien du côté de ses enfants.
Mais Sar cachait sa jolie petite figure un peu butée sous une longue chevelure sombre qu’elle peignait, tête baissée. Rien à faire de ce côté ; celle-là depuis qu’elle était grande prenait toujours le parti du père.
Her, l’aîné, et sa femme Su jouaient avec le bébé allongé en travers de leurs genoux. Her, le sanguin à la colère facile, qui aurait pu donner de sa grosse voix, rouler des yeux furibonds, se taisait. Seules, sa face empourprée, sa moustache tremblante indiquaient qu’il n’avait rien perdu de la conversation. Su, pâle, s’appuyait contre lui en serrant les dents, ce qui faisait saillir sa mâchoire.
Gil pour sa part détourna les yeux en se mordant les lèvres ; lui aurait aimé dire son mot, mais il était évident que Grand-Ja n’eût pas toléré qu’un garçon de dix-huit ans osât le contredire. Restait Louni trop jeune pour avoir le droit à la parole, et Bru le bambin de cinq ans. Lou soupira, mais n’insista pas davantage au sujet du soignant.

* * * * *

Lumière, des flots de lumière frappant les machines dispersées sur le gîte, aveuglante, dure. Gil quitta l’abri des synthétiseurs et installa le dernier réservoir sur la chenillette. Il se mit aux commandes et engagea le véhicule sur la rampe qui menait en pente douce au cœur de la minière, dont le cirque en entonnoir, régulièrement haché de gradins énormes, ouvrait un grouffre profond, de près d’un kilomètre de rayon.
Les cinq clans de la Main œuvraient ensemble à la cote la plus basse. On s’apprêtait à disloquer le fond pour terminer la campagne en beauté. Déjà, ils remontaient la grande pelleteuse, Lino comme on l’avait baptisée, vers les gradins supérieurs. À mi-pente, Gil croisa Pauni, le benjamin du clan Tilu, remontant pour la corvée d’oxygène. Pauni lâcha brièvement les commandes de sa chenillette pour se battre les flancs : Je suis crevé ! Gil en réponse se frappa la cuisse gauche : À d’autres ! et poursuivit son chemin.
Depuis que Mar était malade, les besognes ingrates qu’ils se partageaient d’habitude, revenaient entièrement à Gil ; ravitaillement d’oxygène, déblayage, occupaient tout son temps. Du travail de gali, de gamin qui ne sait rien faire d’autre ! pensait Gil furieux. À dix-huit ans, il n’était plus un gali, sa place était à la taille, à servir le père comme un rach, plutôt que sur la rampe à trimballer des réservoirs. Gil, non sans rancune, évoqua l’image de son frère douillettement installé au camp et dorloté par les fillettes. Quand il sera guéri, j’espère qu’il traînera les réservoirs d’oxy aussi longtemps que moi !
Sur l’aire de manœuvre, le dernier palier avant la taille, pointe extrème de l’exploitation, Lou attendait debout au pied de son transport, bras croisés, mains aux épaules, dans l’attitude qui lui était familière. En le voyant arriver, elle esquissa le geste de serrer une ceinture sur son scaphandre, et ajouta le signe d’injonction, le pied droit frappant doucement le sol, ce qui la fit rebondir légèrement sur place : Je suis sur la réserve, dépêche-toi ! Gil descendit de son véhicule et se hâta de rejoindre sa mère avec un réservoir plein. Il l’aida pendant l’échange, puis lui demanda comment allait Mar, quatre doigts tendus pour désigner le quatrième enfant du clan, la tête inclinée sur l’épaule manquant l’interrogation. Toujours pareil… Lou était très inquiète, elle porta une main au côté de son casque.
Gil s’écarta tandis qu’elle s’installait aux commandes du tracteur. L’instant d’après, le transport se lançait pesamment à l’assaut de la rampe, sa benne chargée d’une montagne de minerai. À peine visibles sous la poussière grise, les armes du clan, le pic noir et la feuille de frêne verte ornant les flancs du tracteur et de la benne, défilèrent avec lenteur devant Gil avant qu’il se remît en route.
Sur la taille, Sar aidait au chargement d’un transport du clan des Tilu. Le travail était ralenti parce qu’ils ne disposaient plus que de pelleteuses légères. Gil la ravitailla et s’enfonça dans les galeries où avaient lieu les travaux de sape. Il trouva Her et Grand-Ja au cœur d’un réseau en toile d’araignée. Le passage était juste assez large pour permettre l’avance de la haveuse, et par moments, malgré les projecteurs, la poussière l’obscurcissait totalement. Grand-Ja dirigeait la machine, les épaules voûtées comme toujours, tandis que Her lui servait de raucheur et pulvérisait de temps à autre une couche de plasta en arceau sur les parois pour étançonner la galerie. En l’absence de Gil, trois bennes pleines de débris de roche s’étaient accumulées. Gil donna un réservoir à son frère, puis essaya d’attirer l’attention du père, posté à l’avant sur l’étroite passerelle de sa machine, à l’abri du bouclier. Ayant jeté en vain quelques petits cailloux dans sa direction, Gil se décida à brancher la radio pour l’appeler :
— Pori ! L’oxy…
Grand-Ja sursauta, ce qui eut pour effet de déployer sa haute taille un instant très bref, puis le dos retrouva sa courbure naturelle. Grand-Ja débraya la machine et vint à Gil. Il changea sa réserve d’air en silence et ne consentit à parler que lorqu’il eut terminé.
— Il y a de l’abattage ici, dégage-moi cette caillasse.
Gil écœuré regarda le travail à accomplir. Ça de l’abattage ? de l’abattage de gali, oui ! pensa-t-il une fois de plus, rageur. Cependant, il s’inclina en signe d’assentiment et attela les bennes à sa chenillette.

* * * * *

Douze heures de repos, six heures de travail, tel était le rythme adopté par les mineurs en campagne dans le désert. Le douzain pour manger, dormir, se détendre, le sizain pour l’abattage, sans trève.
On était au milieu du sizain, et le temps pour Louni s’écoulait avec une lenteur désespérante. Une fois de plus, la fillette sortit. Elle dépassa la hutte de l’oncle Dal, et anxieusement son regard parcourut l’étendue du plateau. Rien. La plaine vide ; la plaine désolée de poussière grise, tavelée de bis, où le moindre roc projetait une ombre profonde, étrangement nette, la plaine grêlée de cernes noirs par les cratèrelets épars, noire, bise, grise, sous le ciel noir. Funèbre. Le petit nuage de poussière soulevé par le transport de sa belle-sœur Su, que l’on apercevait encore vingt minutes auparavant, avait disparu. Rien. À droite du camp d’œuvre une cinquantaine de bennes pleines étaient parquées ; à gauche, il restait encore quelques bennes vides. Aucun adulte de ce côté-là non plus. Ils étaient tous à la minière. Louni revint lentement vers sa hutte, de plus en plus angoissée. Combien de temps encore devrait-elle assumer cette terrible responsabilité ?
Elle pénétra dans le sas et se débarrassa du scaphandre tandis que l’air affluait. Sa cousine Rani, qui était venue l’aider, se tenait au chevet de Mar, affolée, impuissante devant la crise d’étouffement du malade. Le petit Bru, comprenant que ce n’était pas le moment d’ennuyer sa sœur, se tenait tranquille, jouant sur le sol avec de gros écrous qu’il empilait les uns sur les autres ; quant au bébé, il dormait dans le berceau suspendu au plafond.
— Person’, dit Louni, de sa petite voix nasale qui estropiait la plupart des mots.
Les deux fillettes se regardèrent au bord des larmes. Elles avaient tenté une fois déjà d’appeler la minière par radio, vainement. À moins d’un hasard extraordinaire, personne ne restait à l’écoute pendant le travail, et les radios individuelles n’étaient pas équipées pour recevoir les communications du camp. Mar appela faiblement :
— Louni…
C’était à peine plus qu’un murmure, mais Louni l’entendit et se précipita. D’ordinaire, Mar occupait la plus haute des couchettes superposées, mais on l’avait installé sur le cadre de Bru, en bas, pour le veiller plus aisément. Deux gros coussins lui soutenaient le buste, il ruisselait de sueur, les narines pincées, la tête rejetée en arrière. Il avait une respiration brève, bruyante, entrecoupée de quinte de toux. Louni se pencha vers lui.
— Je suis là, Môr.
— Il faut appeler quelqu’un, Louni…
— Il n’y a person’, ils sont tous partis.
Mar prit la main de sa sœur et la serra très fort.
— Un soignant alors.
— Je ne sais pô si je peux ?
Il ne se sentait plus la force de parler. Il lâcha la main et se borna à frapper du pied sur la couche, le signe d’injonction : Je veux !
Cette nouvelle crise, plus violente que la précédente, avait débuté peu après le départ de Su, venue prendre des nouvelles entre deux roulages de minerai. Dans le camp d’œuvre, il ne restait que six gamzelles, des fillettes de moins de quatorze ans donc, et quelques bambins sachant à peine marcher. Aide ou conseil ne pouvaient venir que de l’extérieur.
— Calme-toi, Môr, je vais appeler, promit Louni.
Elle avait très peur de mécontenter Grand-Ja. Bien qu’elle n’en comprît pas clairement la raison, elle savait que son père répugnait à demander de l’assistance. Cela coûtait cher, bien sûr, tout coûtait cher, mais il y avait autre chose, Grand-Ja n’était pas homme à laisser souffrir son fils par économie. Cependant, Mar allait très mal, et demandait un soignant de lui-même. Mar était son aîné, Louni se sentait trop soulagée qu’il eût pris cette décision pour la discuter. Il voulait un soignant, il l’aurait.
Elle contourna le centre de la hutte encombré de coussins, de coffres de cuivre étincelant, et gagna le coin des parents, qu’une vaste tenture de feutre rouge isolait du regard. L’émetteur était là, à hauteur d’homme sur la paroi près des lits. Elle dut grimper sur la couchette supérieure pour pouvoir l’atteindre. Rani accourut très excitée.
— Alors c’est vrai, tu appelles Neuvrope ?
— Oui.
Un peu pâle, Louni s’allongea à demi pour être plus à l’aise, et brancha l’appareil.

(à suivre)

jeudi 12 juin 2008

La vie, Lili ! (chapitre 5)

5 —Madi

« L'école est fermée, mademoiselle.
— Je suis la nouvelle institutrice, j'ai rendez-vous avec monsieur Bouquet.
— Dans ce cas… »
Le concierge la guida vers les appartements privés du directeur de l'école. M. Bouquet accueillit Madi avec un certain embarras, dans un recoin du vestibule encombré de chaises et de potiches remplies de vieux parapluies, depuis le tom-pouce de dame jusqu'au pépin de majordome. Au delà, on apercevait la salle de séjour où Mme Bouquet repassait, tandis que deux enfants béaient devant le téléviseur allumé. On y voyait aussi des armoires sans portes alignées côte à côte le long des murs.
Madi informa le directeur que le rectorat venait de la nommer institutrice pour remplacer Mlle Baral.
« Alors vous êtes Madi Lacroux, je vous attendais. Où pourrais-je vous recevoir, voyons ? »
Le directeur jeta par dessus son épaule un regard perplexe.
« L'appartement est exigu… la bibliothèque peut-être, à moins que nous ne descendions à mon bureau ? »
Madi trouva que ce serait plus agréable dans la bibliothèque, elle ne voulait pas déranger cependant.
« Du tout! Venez. »
Dans le séjour, les armoires sans portes, ainsi que d'autres vieux meubles invisibles depuis le vestibule, comme un cloutier, un buffet vitré et trois ou quatre guéridons, croulaient sous un bric-à-brac époustouflant. Madi qui n'osait pas le détailler, aperçut du coin de l'oeil des piles de boîtes en fer illustrées, des outils anciens et des quantités d'animaux en porcelaine…
Le directeur présenta son épouse et ses enfants.
« Je vous surprends en plein déménagement », s'excusa Madi auprès de Mme Bouquet, qui sourit d'un air absent et baissa le nez sur son repassage.
Le directeur rougit et entraîna la jeune fille. Ils traversèrent une chambre à coucher plongée dans la pénombre, où ils durent se faufiler entre le mobilier et des échafaudages de valises posées sur le plancher. Enfin, M. Bouquet la fit entrer dans une petite pièce sans fenêtre, tapissée de livres du sol jusqu'au plafond. Il y avait là une échelle de bambou, une table basse et deux fauteuils de rotin.
« Voici mon refuge, prenez place. »
Dès que Madi fut installée, il reprit avec un rire gamin :
« J'hésite toujours à recevoir des collègues chez moi, à cause du désordre. Ma femme déplore mon goût de la récupération, mais que voulez-vous, je suis incapable de résister à la vue d'une vieillerie amusante.
— Moi aussi, j'adore fouiller aux puces, bien que j'achète rarement.
— Oh! je ne songeais pas au marché aux puces, les prix y sont exorbitants. Non, ma passion, voyez-vous, ce sont les bennes. »
M. Bouquet expliqua qu'il était un adepte de la récupération dans ces grandes bennes vertes disséminées à travers la capitale, afin de permettre aux Parisiens de se débarrasser des objets encombrants. Lyrique, le directeur déclara que les bennes sont notre ultime jungle, la dernière savane, la dernière banquise où le citoyen ordinaire peut s'offrir à bon compte des frissons d'explorateur.
« C'est inimaginable les trésors que les gens abandonnent là-dedans! Quelquefois, sans qu'il soit nécessaire de farfouiller, vous trouvez au sommet d'un tas de débris un meuble ancien intact, un sac de livres, un lot de boîtes vides… »
M. Bouquet se piquait de connaître toutes les bennes de Paris. Le directeur de l'école courait la benne par les nuits bien sèches —la pluie gâte le plaisir. Autour d'un tas de rebuts, il lui arrivait de nouer des relations,
« On rencontre souvent les mêmes têtes, on bavarde entre habitués. J'ai fait la connaissance d'un sculpteur et d'un agent de ville, bien que la fouille des bennes soit à présent interdite, d'une pharmacienne, d'un journaliste, et le croiriez-vous ? d'un inspecteur de l'éducation nationale. »
Avec la pharmacienne, un soir, il avait partagé un lot de cinq armoires à glace, provenant certainement d'un hôtel en démolition.
« Mon gros souci, mis à part le transport, c'est le manque de place. La cave est pleine de meubles démontés, et mon épouse proteste lorsque je ramène ici quelque trouvaille nouvelle. Heureusement que je loue une maison de campagne au nord de Paris… Mais je vous assomme avec ma petite marotte, parlons plutôt de vous. »
Madi assura que M. Bouquet l'intéressait au contraire beaucoup. D'une certaine façon, ses histoires lui rappelaient son enfance… Et voilà! Madi sentit qu'elle allait encore raconter des mensonges. C'était plus fort qu'elle, jamais elle ne pouvait résister au plaisir d'éblouir un auditeur complaisant.
« Mon grand-père chinait pour le compte d'un antiquaire lyonnais, et quelquefois il m'emmenait en tournée. Il était spécialisé dans le mobilier rustique d'une haute vallée des Alpes italiennes. Grand-père laissait son camion chez des paysans, au bout de la dernière route carrossable, on continuait en voiture à cheval. Vous imaginez la joie, pour une fillette de douze ou treize ans ! Il visitait les hameaux, les fermes écartées. Les gens du pays le connaissaient, ils le laissaient fouiner partout, mais au moment de conclure l'affaire, la discussion n'en finissait plus. Moi, je m'endormais sur un banc au coin de la cheminée. A la fin, nous redescendions avec des trésors, grand-père chantait. Que d'aventures nous avons vécues ! Attaques de brigands, poursuites de douaniers, et même un ours qui s'est jeté sur le cheval.
— Un ours dans les Alpes ? tiens, tiens!
— Grand-père l'a tué d'un coup de fusil en pleine tête.
— J'aurais aimé avoir un grand-père tel que le vôtre. »
Madi sourit et se balança d'avant en arrière d'un air modeste, faisant craquer le fauteuil de rotin. Elle se dit, nostalgique, qu'elle aussi aurait adoré ça. Quel dommage que son grand-père fut mort avant sa naissance !
Monsieur Bouquet rêva un moment. Il tiraillait les touffes de poils de ses oreilles, les commissures de ses lèvres frémissaient, comme si un sourire menaçait de les tirer vers le haut. Il trouvait Madi piquante, jolie, et si jeune de croire qu'il pouvait avaler ses bobards !
« C'est votre premier poste d'enseignante, mademoiselle Lacroux ?
— Oui.
— Vous aurez ici une classe délicate, des enfants turbulents et un peu trop imaginatifs… La collègue que vous remplacez a déclaré forfait, mais avec vous, je sens que tout ira bien désormais. Ils vont trouver à qui parler…
— Vous croyez?
— J'en suis certain. Vous êtes précisément la personne qu'il nous fallait. Que diriez-vous d'un petit Martini pour fêter votre arrivée ? »

jeudi 29 mai 2008

La vie, Lili ! (chapitre 4)

4—Pierre

La plupart du temps Pierre était au chômage. Il trouvait épisodiquement du travail pour quelques jours, parfois une ou deux semaines chez un casseur de Saint-Ouen, près des Puces. Chauffeur, démolisseur, coursier, il faisait un peu de tout et même de la mécanique. A vingt ans, il ne se sentait ni la force, ni l'envie de quitter les siens, et pour aller où ? D'ailleurs, Gina, pas plus que Simon ne désiraient son départ, tout le monde se serrait dans le trois-pièces-cuisine sans salle de bain du vieil immeuble délabré. La famille vivotait sans trop de tracas, pauvrement.
Pierre dévala l'escalier. A l'étage en dessous, le quatrième, les deux familles maghrébines venaient de tuer le mouton en commun. Le palier était encombré de cuvettes, de poubelles débordantes de viscères. Des empreintes sanglantes s'enfonçaient dans les entrées, livrées au regard par les portes béantes. Ça sentait l'abattoir. Pierre se pinça le nez au passage.
Au troisième régnaient les Africains. L'étage semblait abandonné. Les ampoules électriques, cibles préférées des enfants, ne résistaient guère, les barreaux de l'escalier se tordaient en tous sens, de multiples débris jonchaient le sol, ainsi que des jouets brisés. C'était le niveau où tous les gosses se rassemblaient pour jouer, ce qui ne les empêchait nullement de gagner sur les étages inférieurs ou supérieurs, mais ils revenaient toujours ici, au troisième, où les Africains supportaient leur tapage avec nonchalance. Les femmes de cet étage passaient comme des ombres, on ne les voyait presque pas. Les hommes en revanche, nombreux, frères, cousins, alliés, amis, allaient et venaient, absorbés par de mystérieuses occupations. Pierre en connaissait deux ou trois qui plumaient les gogos au bonneteau dans la rue Saint-Denis. Les soirs d'été, ils jouaient quelquefois entre eux sur le palier, où ils abandonnaient des canettes de bière en partant se coucher.
Dessous, il y avait des Portugais et des Français, ni plus ni moins sales que les autres, pareillement fauchés. Enfin tout en haut, au sixième où personne ne montait jamais, vivaient les vieux Coucoureux, un unijambiste grincheux et son épouse discrète. Ils disposaient, disait-on, d'un vaste appartement gagné sur les anciennes chambres mansardées.
Au rez-de-chaussée, Pierre jeta un regard distrait sur les boîtes aux lettres enfoncées, portes arrachées. Les cornets de frites vides, les paquets de cigarettes froissés, les mégots, quelquefois des seringues et des mouchoirs de papier sanglants, ponctuaient le sol de ciment crevassé. Dehors, c'était la grisaille d'un matin d'hiver, plus sale qu'ailleurs. Le vent obstiné et froid mettait les larmes aux yeux. Pierre courut vers la station de métro.
A Saint-Ouen, en franchissant le portail de la vaste cour encombrée de voitures ruinées, de tas de pneus, de ferraille, Pierre entra dans une jungle sauvage que le vent faisait hurler, claquer, grincer, avec des fauves aux grands yeux glacés qui le regardaient avancer.
La camionnette de dépannage l'attendait devant la cabane qui servait de bureau à Roger, son patron. Pierre la salua de la main, la camionnette cligna du phare en retour. Ils s'entendaient bien, tous les deux.
« Ah ! te voilà, dit le patron. Ce matin, tu vas dans le Val d'Oise : Arnouville-les-Gonesses, rue Pierre-Curie… Tu trouveras une 504 sur le trottoir, une rouge avec l'avant défoncé. Tu la ramènes, tout est arrangé avec le proprio.
— Après, je pourrai la démonter?
— Sûr! t'as du boulot ici pour une petite semaine. »
Pierre s'installa au volant, il sentit la camionnette vibrer d'impatience, l'immobilité ne lui valait rien. Roger ouvrait en grand le portail.
« Et pas d'embrouilles, pas de balade dans la campagne comme la dernière fois ! » dit-il.
La dernière fois, Pierre était tombé en panne d'essence sur les bords de la Marne. Le plaisir de conduire, de divaguer au volant et d'oublier la crasse des jours. Roger se livrait à bien des trafics bizarres, mais il se montrait en définitive toujours brave type : Pierre s'en était sorti avec une diminution de salaire.
Il démarra en douceur. La camionnette ronronna comme un gros chat à pistons, gavé de friandises à la graisse rouge. Une fois dégagé des encombrements, Pierre accéléra en klaxonnant sous les regards d'une colonne de jeunes filles en survêtements, cheveux au vent, petite foulée, en route vers quelque gymnase. L'œil fixé sur la file onduleuse qui s'amenuisait au fond du rétroviseur, il rêva qu'il enlevait un chargement de filles séduites par son brio au volant. Pas de ces gamines précoces comme il en poussait dans son quartier, s'habillant mal, s'avachissant vite, non. De ces visions altières étalées sur les magazines, aux silhouettes nourries de viande maigre grillée, de haricots verts premier choix et de petits pois extra-fins, des nourritures propres à conserver leur sveltesse souriante. Elles avaient du mystère dans le regard, de la grâce au moindre geste… Hélas, ces filles-là ne fréquentaient pas un Pierre Martinet. Même si parfois, au Forum des Halles, il frôlait leur image suave, on ne les rencontrait pas rue Greneta.
«Avec du pognon, j'aurais ma chance autant qu'un autre… mais pour se faire des montagnes d'argent en partant de rien, y'a que l'Amérique.»
Il roulait maintenant entre des champs mouillés et nus, les villes s'aplatissaient au lointain lorsqu'il s'arrêta.
« Soyons raisonnables, on se trompe encore de chemin. A ce train là, nous ne sommes pas près d'arriver. »
Il fit demi-tour.
Le soir, Pierre flânait sur son territoire d'un bistrot à l'autre, entre la fontaine des Innocents et la porte Saint-Denis, caressant l'espoir qu'une fois, une connaissance quelconque lui proposerait LA combine mirobolante, celle qui vous fait riche du jour au lendemain. Cependant, rien d'intéressant ne se présentait jamais : trafics d'herbe, de vidéocassettes à écouler à la sauvette…, juste du sordide. Pierre attendait toujours le gros coup qui lui donnerait des ailes pour bondir vers l'Amérique de ses rêves, la terre de tous les possibles, riche enfin. De cette vraie richesse qui va vêtue de soie, de fourrures… Elle habite des maisons opulentes comme des pièces montées de communion, elle s'entoure d'objets raffinés, elle instruit ses enfants, elle est intelligente et sait parler de tout. Du moins c'est ainsi qu'il la voyait. Encouragé par Simon, Pierre lisait de temps en temps. Si la lecture alimentait ses songeries, elle l'aidait aussi à mieux jauger le gouffre qui le séparait des gens prospères, ceux qui vivaient pourtant à deux pas de lui, dans les appartements luxueux édifiés autour du Forum, ou bien du côté de la place des Victoires et du Palais Royal, un monde dont il serait toujours exclu. A moins que la Providence…
De la providence, Pierre avait surtout reçu les dons qui font les fameux voyous, mais il n'avait pas encore saisi l'occasion de s'en servir : rêveur plutôt qu'acharné, caressant davantage que violent, c'était un garçon en apparence gentil, et disponible pour le pire.
Il marchait. Presque inconsciemment, il suivait une silhouette plaisante. Il faisait nuit ; les vitrines éclairées, les réverbères dévoilaient que la jeune fille était blonde, de taille moyenne, galbée où il se devait. Chaque pas ouvrait la fente de son imperméable, c'était amusant et fascinant. La marche régulière soulevait alternativement l'ouverture, fesse droite, fesse gauche, avec un entêtement de métronome. Pierre aurait peut-être continué longtemps, mais soudain la jeune fille se retourna, accusatrice :
« Vous me suivez ! »
Elle avait un visage gracieux sans traits saillants, des yeux bleu intense, une bouche ronde.
« Je suis distrait, pardonnez-moi, c'est à cause de votre imperméable.
— Vous vous trouvez drôle?
— Un peu, même si je ne suis pas génial. Sincèrement, sur vous, cet imper a de la classe. »
Il manoeuvrait pour la coincer contre une porte de la rue Tiquetonne, elle s'esquivait à petits pas de côté.
« Si on allait boire un café ? Il fait froid.
— Je ne vous connais pas.
— Pierre Martinet, mécanicien. Vous devez être nouvelle dans le coin, sinon je vous aurais remarquée, à moins que vous ne fassiez que passer.
— Laissez-moi, Pierre Martinet, je suis arrivée et je suis crevée.
— D'accord, si vous me dites qui vous êtes.
— Pourquoi faire?
— Puisque vous habitez le quartier, on se reverra. Alors, quand je vous appellerai, vous reconnaîtrez celui qui vous a suivie et que vous avez abordé… Moi, je n'aurais jamais osé. Je suis un peu voyou, mais recommandable.»
Elle rit de bon cœur et n'en parut que plus attirante.
« Madi Lacroux, institutrice, dit-elle avec un brin de moquerie.
— Tiens, c'est drôlement joli, une institutrice. »
Elle accepta l'hommage, fit un petit geste d'adieu. Elle lui tourna le dos, pianota si discrètement le code de sa porte qu'il n'en put rien deviner. L'espace d'une seconde, il aperçut les pierres blanches d'un couloir ravalé, et plus rien.

jeudi 22 mai 2008

L'avarice

À sa propre requête, le capitaine Marc Hardi fut pendu très court pour épargner de la corde, car le coût en était à l'époque facturé à la famille du condamné. Dans la vie comme à la mort, Hardi s'était soucié davantage d'économie que de panache. Tout petit déjà, sa maman l'avait nourri avec des seins en forme de compte-gouttes, aussi eut-il une enfance rapiate : il ne prêta jamais ses billes. À treize ans il fut renvoyé du collège, surpris en pleine nuit à enterrer son argent de poche dans une boite de pastilles, sous un marronnier de la cour. Alors, il s'enrôla comme mousse de troisième classe dans la marine de la reine, où il thésaurisa avidement les grades jusqu'à devenir ce capitaine fameux qui faisait des trous sur toutes les îles du sud, pour enfouir des trésors. Très attaché aux biens de sa personne, il était d'un naturel constipé, ne se coupait jamais les ongles, ni les cheveux qu'il roulait en pelote sous son célèbre chapeau à plumes de vautour. Il sentait du corps, car il lésinait sur l'eau douce, le savon, et la lingerie dont il changeait seulement le jour du bal annuel de l'amiral. Comme tous les grands capitaines, il avait un pilon de bois qu'il portait la jambe repliée, un jour la droite, un jour la gauche, afin de ménager ses bottes. De même, il mettait alternativement un bandeau noir sur chaque œil pour économiser sa vue. Il aurait certainement pu vivre centenaire s'il n'avait refusé, à l'occasion d'une funeste bataille navale, d'envoyer ses marins à l'abordage de crainte d'en perdre quelques uns. On connaît la suite.

Les sept péchés capitaux. N°80 de la revue Griffon -1987

mardi 20 mai 2008

La vie, Lili (chapitre 3)

3—Gina
Les Martinet ne roulaient pas sur l'or, on peut même dire qu'ils roulaient sur rien du tout et les ranger parmi les familles les plus fauchées du quartier. Ils habitaient un immeuble vétuste sur une cour noire aux relents de mare aux canards, dans la rue Greneta. La mère se prénommait Ginette, mais se faisait appeler Gina comme Gina Lollobrigida, la vedette préférée de sa jeunesse. A dix-huit ans, Gina était la madone aux belles fesses du quartier des Halles, du temps que c'était encore les halles de Paris. Son visage ovale attirait parce qu'il était joli certes, mais surtout par un air hardi, gai, gourmand de vie. Elle avait des yeux verts allongés, brillants, des cheveux très noirs bouclés naturellement, une bouche large, rose, qu'elle humectait de gauche à droite d'un petit coup de langue. Une bouche à embrasser, manger, rire, provoquer.
Simon lui avait tout de suite plu. Il portait haut et droit, pour ne rien perdre de sa petite taille, une belle face douce aux traits réguliers. «Un profil romain», dit une fois la meilleure amie de Gina, ce qui les brouilla à jamais. Seule, Gina n'aurait pas pensé au profil romain ; alors, qu'une autre le fît à sa place l'irrita. Ce Simon aux mains soignées à qui elle trouvait l'air distingué, bien qu'il eût presque une tête de moins qu'elle, elle le voulait. Ils se marièrent.
A quarante ans, la taille un peu épaissie de grossesses successives, la poitrine alourdie, Gina restait cependant séduisante, par la grâce de sa remarquable cambrure et par cet air toujours à l'affût des plaisirs à saisir.
Gina au pied du lit se déshabillait devant l'armoire à glace. Une fois nue, elle se regarda de profil, fit la grimace.
« T'es positivement la plus belle ma Gina, la rassura Simon enfoui jusqu'au menton sous le drap.
— Coquin, va! » répondit-elle en enfilant sa chemise de nuit de nylon rose avec un décolleté bordé de petites dentelles. Mais elle le dit d'un ton absent, toute préoccupée de ses enfants.
Pierre, le plus grand, toujours à vadrouiller, n'était pas encore rentré ; Daniel dans sa chambre apprenait ses leçons, les écouteurs d'un baladeur vissés sur les oreilles. Gina hocha la tête ; celui-là, ce serait un miracle s'il passait un jour en sixième. Elle entendit grincer le canapé de la salle à manger que sa fille Lili dépliait. La Nouche, la dernière, dormait dans son lit d'enfant rose et bleu, entre la commode et le grand lit.
« Viens vite, ma Gina », chuchota Simon.
Gina dit en se glissant dans les draps :
« Je lui ai donné du sirop calmant pour les dents, comme ça elle nous laissera tranquilles. »
Elle passa un bras robuste et potelé autour du petit homme qui soupira: « C'est bon», et embrassa sa femme derrière l'oreille. Simon travaillait comme veilleur de nuit dans un hôtel et c'était son soir de congé. Il posa sa tête sur l'épaule de Gina et s'endormit sur-le-champ, ainsi qu'il le faisait chaque fois qu'ils se retrouvaient, depuis leur nuit de noces. Gina sourit dans le noir.
Simon était doux, tendre, attentionné, et avec ça le meilleur des pères pour la famille nombreuse qu'elle lui avait donnée, quel homme à la maison serait meilleur que lui ? Gina aimait la chaleur dont il l'entourait ; à sa manière, Gina aimait Simon.
Gina veillait tandis que Simon endormi soufflait du nez contre son cou. Elle entendit Pierre rentrer, reconnut le claquement de ses bottes mexicaines sur le carrelage de la cuisine. Cette fois, au moins, il revenait seul. L'autre jour, il avait ramené son oncle Nanou avec une bestiole empaillée. Gina aimait bien son frère cadet Jean, surnommé Nanou, mais quand il débarquait chez elle, il se débrouillait toujours pour encombrer le couloir d'objets impossibles. Aussi préférait-elle qu'il reste dans sa bicoque de banlieue avec son bric-à-brac de brocanteur. D'autres fois, Pierre ramassait au Forum une gamine à la dérive, ou bien un copain jeté à la porte par son père, Gina les découvrait au matin, allongés sur des coussins dans l'entrée, avec des airs de chats inquiets. Elle entendit ensuite la brève dispute entre Pierre et Daniel, à propos des écouteurs ; les deux garçons partageaient la même chambre. Depuis que les jumeaux s'étaient tués en moto deux ans auparavant, Gina n'était tranquille qu'avec tout son monde à la maison. Rassurée, elle s'endormit à son tour.


A la table du petit déjeuner, Gina, ce matin là, endossa la journée comme un vêtement trop lourd. Morosité des jours maigres qui commencent par des tartines sans beurre et finissent vers un lendemain semblable. Simon souriait des yeux par dessus son bol de café, toujours aimable, satisfait de rien ; il buvait son café édulcoré à la chicorée, y trempait son pain sec sans penser qu'ailleurs on mangeait de la brioche. Gina sentit l'énervement la gagner. Simon demanda ce qu'avait dit le docteur, au dispensaire, à propos de la bouche de la Nouche. Gina, impatiente, répondit que c'était toujours pareil : la Nouche n'avait pas de dents, plutôt une espèce de corne sur les gencives, comme les ruminants.
« C'est tout de même bizarre, laissa échapper Simon.
— Il y a ce dimanche qu'on a passé en Normandie quand j'étais enceinte, avec toutes ces vaches, des fois ça influence… parfaitement, monsieur ! »
Le ton montait.
« Qu'est-ce qu'il se passe ? » demanda Pierre qui entrait dans la cuisine, une touffe blonde hérissée au sommet du crâne, les cheveux rasés sur les tempes. Il était long, maigre, le visage aigu aux pommettes hautes et saillantes. Dans ses yeux clairs on définissait mal la teinte dominante entre le bleu, le vert, et le gris, des yeux flous de rêveur quelquefois, ou plus souvent inquiets —et c'était le cas ce matin.
« Je me suis réveillé, dit-il, je sentais toutes mes veines froides, du haut en bas… et puis, j'avais la salive glacée.
— La semaine dernière, le coeur battait trop fort, soupira Gina.
— C'est peut-être toujours le coeur, 'man? »
Gina haussa les épaules.
« Arrange tes cheveux, ça ira mieux.
— Tu te moqueras moins quand je serai mort, d'ailleurs j'ai donné mon corps à la médecine, vrai, j'ai ma carte depuis quinze jours…
— Je vois pas le rapport.
— S'ils peuvent en tirer quelque chose, tant mieux, mais moi je sens bien que la mécanique n'est pas bonne.
— La mécanique n'a rien, tout vient de la tête, tu es une chiffe comme ton père.
— Hé là! s'insurgea Simon.
— Qu'est-ce qu'elle a donc ce matin ? dit Pierre en se versant un bol de café.
— Il y a que j'en ai par dessus la tête de cette vie miteuse, j'en ai marre de la dèche. »
Gina s'emporta. Elle se permettait en général une bonne colère par semaine. Son visage devenait pivoine, elle postillonnait, les poings sur les hanches, la poitrine agressive. Elle se leva de table en vociférant.
« Tas de moules, bande d'égoïstes incapables, ah! si j'étais un homme, moi, on n'en serait pas là.
— Je suis ni un homme ni une femme, se plaignit Lili depuis le pas de la porte, et les garçons arrêtent pas de m'embêter. »
La Nouche hennit, éveillée par les cris, désespérée comme une pouliche orpheline. Trop heureux de s'échapper, Simon cria à son bébé chéri qu'il arrivait et quitta la cuisine.
« Toi, la mijaurée, cesse de tortiller si tu veux pas te faire remarquer, lança Gina à sa fille. Ils sont beaux, les Martinet : un mollusque, un malade imaginaire, une môme qui pense qu'à ses fesses… et tiens, voilà le bon à rien ! » ajouta-t-elle tandis que Daniel approchait.
Le non à rien recula précipitamment et préféra partir à l'école sans déjeuner. De la chambre, Simon entendit ensuite Pierre claquer la porte d'entrée derrière lui, et Gina rappeler avec rudesse à sa fille de se dépêcher, que Madeleine l'attendait pour neuf heures. Lili travaillait trois jours par semaine au Boeuf Limousin, chez leur cousin Faure, dont le restaurant se trouvait à deux pas, dans la rue Tiquetonne. C'était un arrangement entre sa mère et cette Madeleine, forte femme à qui Constant Faure, trop âgé, avait délégué ses pouvoirs. Elle tenait le restaurant d'une poigne sans faiblesse, réservant ses grâce à la clientèle, et une affection bourrue à son vieux patron. Lili faisait la plonge, mais elle aidait aussi au service à l'heure du coup de feu. Quand elle cassait un verre, répandait de la sauce ou changeait les assiettes avec gaucherie, Madeleine levait les yeux au ciel, tandis que le vieux bonhomme disait avec indulgence:
« La petite donne juste un coup de main, parce qu'elle est un peu de la famille. »
De fait, l'arrière-grand-mère de Gina, dont la physionomie sévère pendait encore au mur de la chambre à coucher pour masquer une tache d'humidité, était une tante par alliance de Constant. Ça remontait plus loin que la guerre de quatorze. Constant Faure aimait la jeunesse, il appelait Lili « ma petite cousine » et entreprenait volontiers pour elle le récit du passé glorieux de son restaurant, comme en témoignait un dessin exécuté sur un coin de nappe en papier, aujourd'hui exposé au mur, un Picasso, un vrai. Constant évoquait tous ces gribouilleurs de jadis qui avaient honoré sa gargote, avant de finir morts et encadrés dans les musées.
« Tu te rends compte, ma petite cousine ? »
Madeleine mettait souvent fin au bavardage du vieil homme.
« Cousine ou pas, elle est ici pour bosser. Allez, la môme, aux cuisines ! »
Constant se taisait, penaud devant sa toute-puissante Madeleine, Lili retournait à sa plonge. Le vrai patron du Boeuf, c'était bien Madeleine. Quand Lili s'en plaignait à sa mère, Gina répondait:
« Tu es quand même dans la famille, et puis c'est tout près d'ici, et ça fait quelques sous en plus. On va pas cracher dessus. »
Lili, donc, aidait au Boeuf Limousin en attendant de pouvoir s'inscrire aux cours d'esthéticienne de ses rêves…
« Et ce jour là, ça va encore nous coûter la peau du dos », disait Gina lugubre.
Elle promettait de constituer dès que possible un pécule à sa fille pour les cours d'esthéticienne, mais Lili n'y croyait guère. Chaque année, en période de rentrée scolaire, quand Daniel rapportait des listes de fournitures interminables, Gina se lamentait, jurait qu'ils ne s'en remettraient jamais, puis elle avait recours à la boîte à sucre où Simon et Lili thésaurisaient leurs pourboires en vue des fameux cours… Lili se désolait de son sort.
Après le départ de Lili, les bols et les casseroles s'entrechoquèrent encore un moment dans la cuisine, puis le calme revint. Quand Gina rejoignit Simon, un biberon à la main, elle avait retrouvé un teint normal. Elle n'osait pas l'affronter de face, coulait vers lui des regards gênés.
« Tu es fâché ? »
Simon ne répondit rien, il achevait de changer la Nouche qui lui adressait un grand sourire édenté.
« Ecoute, j'aurais pas dû, je sais que ce n'est pas ta faute si on est dans la dèche, tu fais ce que tu peux.
— A mon bon savoir, nous serions plus riches si nous n'avions pas eu six enfants à élever. »
Il tendit le bébé à Gina, prit son manteau et sortit sans un mot de plus. Gina se mit à pleurer.

jeudi 15 mai 2008

L'orgueil

Orgueil mon rempart, ma blessure, source de force, puits d'amertume. Je n'ai besoin de personne, mais je requiers la reconnaissance de tous ; si je ne suis le meilleur, je suis parmi les meilleurs, pourtant les sots l'ignorent. Un groupe se forme où j'aurais ma place, cependant je ne m'y mêlerai point. Que l'on me désire et vienne me chercher, alors peut-être condescendrai-je à laisser miroiter mes facettes. Que je sois beau ou laid n'a pas d'importance, puisque je suis irrésistible quelle que soit mon humeur : sombre, hiératique, j'impressionne, gai je ravis, mon manteau de feu illumine les places austères. Qu'on ne s'y trompe pas, je ne quête rien, me sont dûs révérence, sourires, propos flatteurs —sincères bien entendu. J'aime la louange intelligente, c'est-à-dire celle que je m'adresserais moi-même si la fierté ne me sauvait de ce ridicule. J'admets que chacun est unique, mais je suis plus unique que chacun. Que l'on m'aime je rayonnerai, que l'on m'apprécie je scintillerai. Je n'oublie aucune offense, humilié je crève de haute rage rentrée, dévastatrice, un ouragan m'habite que personne ne décèle. Médiocrité, pacotille, je vous hais, je ne veux être rien si je ne suis pas tout, me cacher sous la fange même, si je ne puis fasciner, en attendant mon heure. Je suis cet individu rare qui connaît la beauté, mais je demeure seul, plus souvent meurtri, incompris, qu'importe ! Je possède les clefs de l'infranchissable, là où je suis de pierre dure, dans l'antre le plus reculé de mon être où je pense et ne dis jamais rien. Orgueil.

Les sept péchés capitaux. N°80 de la revue Griffon -1987

mercredi 14 mai 2008

La vie, Lili ! (chapitre 2)

2 — Daniel

Les gosses s'éparpillaient à la sortie de l'école ; Daniel Martinet et ses copains d'immeuble traversaient la rue Réaumur, pleins d'appétit. Ce que Daniel préférait pour goûter, c'était une tartine beurrée parsemée de copeaux de chocolat noir que sa mère râpait au couteau sur le chant de la tablette. Malheureusement, chez les Martinet, on ne rabotait plus le chocolat à la fin du mois.
Debout sur le seuil de sa boutique, rue des Petits-Carreaux, les mains plongées dans les larges poches d'une blouse blanche, Ocine l'épicier arabe, les vit accourir avec méfiance. Quand ces quatre choléras envahissaient le magasin, Ocine aurait voulu une paire d'yeux supplémentaires dans les oreilles. Comme à l'accoutumée, ils se dispersèrent entre les allées étriquées, Daniel et Malik d'un côté, Alfonso et le gros Laurent de l'autre. Ils explorèrent les rayons, enthousiastes. Derrière eux, le pauvre épicier s'efforçait de les surveiller, penché tantôt d'un côté, puis de l'autre de la muraille de victuailles qui séparait les gamins. Ils achetèrent en fin de compte vingt-cinq centimes de chewing-gum. Ocine regarda attentivement leurs vêtements, mais il ne vit aucune enflure suspecte.
« Un chewing-gum pour quatre, les gars, c'est pas la fête.
— On se le prêtera monsieur Ocine », dit Daniel.
Ils sortirent en se bousculant. Ocine les entendit rire une fois dans la rue et comprit qu'il s'était encore fait avoir.
Un peu plus tard et quelques rues plus loin, ils s'engouffraient dans le vieux passage du Grand-Cerf, un coin tranquille pour manger un morceau.
Malik extirpa de son pantalon un paquet de petits-beurre écrasés, Daniel retira de son cartable un grand pot familial de crème de cacao à la noisette. Ils se partagèrent les biscuits, les index forèrent suavement la pâte.

lundi 12 mai 2008

La vie, Lili ! (chapitre 1)

1 — Mademoiselle Baral
Il y a des écoles qui sentent les vacances, parce que le vent de la mer, l'odeur des pins y entre de toute part, d'autres qui sentent le renfermé, l'odeur de la craie, l'odeur du ballon de cuir et des baskets de toile, des écoles qui sentent le recueillement, la vieille étoffe, la poussière retombée sur le silence, des écoles qui sentent la prison, leur odeur dominante est un mélange de désinfectants, de méchante cuisine alliée à la crasse des pensionnaires, des écoles qui sentent la mélancolie, le tilleul ou le grand marronnier mouillé, des écoles qui sentent gai, l'encre, le bois verni, le cartable neuf, des écoles qui sentent triste… mais toutes les écoles sentent l'enfant, trouvait Mlle Baral. Non pas ce fumet de chair fraîche, ce parfum aigrelet du lait qui fait saliver les ogres et les ogresses, simplement l'odeur de l'écolier, indéfinissable, souvent fatale à l'institutrice de petite santé.
Le jour qu'elle devint dingue, Mlle Baral était pourtant en forme, autant que cette femme pâle, osseuse et mangée de nerfs comme on dit, pouvait le paraître un lundi matin, en dépit d'un ventre étiré par une grossesse de six mois. Elle avait passé un week-end épatant dans la Beauce. La tête pleine de terre grasse, avec des cailles qui s'envolaient de ses yeux, elle souriait par moments aux écoliers, sans s'en rendre compte, en faisant la dictée.
«Il y a des écoles qui sentent les vacances, virgule, parce que le vent de la mer, virgule, l'odeur des pins y entre de toute part, virgule…»
Les enfants, une vingtaine de petits monstres, peinaient sur les cahiers avec des paupières gonflées de sommeil ; et quand ils levaient la tête, des chats squelettiques s'échappaient de leurs regards pour courir tout au long d'un dimanche pouilleux. Au fond de la salle, des gosses en retard d'une phrase se penchaient, paniqués, pour lire sur l'épaule des voisins. D'habitude, elle les laissait patauger, comme ça ils ne pensaient pas à mal faire jusqu'à la fin de la dictée, mais après son week-end épatant à la campagne, Mlle Baral se montrait magnanime : elle leur octroyait un répit. Quelques instants à peine, suffisants tout de même pour suivre le fil du texte. Il faut dire que les bonnes dispositions de l'institutrice s'expliquaient aussi par l'absence de quatre écoliers des plus dissipés.
«…des écoles qui sentent la prison, virgule, leur odeur dominante est un mélange de désinfectants, virgule, de méchante cuisine alliée à la crasse des pensionnaires, virgule…»
Mlle Baral marchait lentement entre les rangées de tables, mais sans aller jusqu'au bout d'une allée. Le fond de la salle la rebutait, elle évitait de s'y rendre. C'était un lieu hostile, plein de choses cachées, de frôlements malpropres. Elle savait bien qu'elle trouverait là-bas des cahiers maculés, des journaux illustrés ouverts sur les genoux, des boulettes de chewing-gum mises à sécher à l'angle des tables jusqu'à la récréation, quelque rat crevé enfermé dans une boîte à chaussures et Dieu sait quoi encore ! Elle ne se sentait plus le courage d'aller au-devant des ennuis, depuis qu'au bout de l'allée du milieu « ils » avaient posé un miroir de poche sur le sol, dans le dessein de regarder sous ses jupes lorsqu'elle enjamberait l'objet au passage. Jamais elle ne put pincer le vrai coupable, Malik Talbi à la table de gauche ou Daniel Martinet à celle de droite. L'un ne valait pas mieux que l'autre. Mlle Baral intercepta par la suite des billets anonymes qui lui mirent le rouge au front, consacrés au mystère de ses dessous… , sans compter les chuchotis, les rires soudains et toutes les cochonneries qu'ils se racontèrent à propos de ses fesses. Elle pouvait leur faire confiance, c'était une classe d'imaginatifs.
«…le tilleul ou le grand marronnier mouillé, virgule, des écoles qui sentent gai, virgule, l'encre, virgule, le bois verni, virgule…»
Une bande de petits récalcitrants odieusement menteurs. Trahoré, le petit Guinéen là-bas près de la porte, était sourd d'une oreille. Il expliquait volontiers que lorsqu'il était bébé, un tigre entré subrepticement dans la case familiale avait rugi trop près de son oreille, avant que le père et les frères ne réussissent à le chasser. Bonne fille, au lendemain de la rentrée, Mlle Baral ne demandait qu'à le croire et à s'ébahir des périls de la vie quotidienne dans la brousse, mais M. Bouquet le directeur de l'école, lui ouvrit les yeux sur les vices de l'enfance en lui faisant observer que les tigres ne se tiennent guère en Afrique et qu'en outre, le jeune Trahoré était né à la maternité de l'Hôtel-Dieu, à un quart d'heure à pied de l'école. Le directeur, devant son inexpérience, la mit en garde:
« Soyez sereine, beaucoup d'enfants fabulent, les vôtres y sont davantage enclins que la moyenne, mais vous vous habituerez. »
«…mais toutes les écoles sentent l'enfant, trouvait Mlle Baral, point final.»
Elle ne s'habituait pas. Au milieu d'une leçon parfois, sa lèvre inférieure se mettait à trembler et sa paupière droite tressautait convulsivement. Elle prenait du Témesta sur les conseils de son médecin, un comprimé matin et soir, mais le mieux pour elle, c'était incontestablement d'enseigner dans une classe sans enfants. Après la dictée, vers dix heures moins le quart ce lundi matin, sans que l'on prît la peine de frapper, la porte de la classe s'ouvrit doucement. Les quatre absents entrèrent, Daniel, Malik, Alfonso, Laurent. Alors les yeux de Mlle Baral sortirent des trous bleuâtres qui les contenaient, elle rougit et sa lèvre inférieure trembla, enfin elle cria d'une voix aiguë aux nouveaux venus de sortir et de frapper à la porte comme les gens civilisés. Ils se plièrent aux exigences de la maîtresse, un silence consterné suivit sa démonstration de force. L'institutrice savoura un instant la victoire, avant de se tourner vers les retardataires qui se tenaient penauds près de l'entrée.
« Où étiez-vous pendant que nous faisions la dictée ?
— Nulle part m'dame, dit Alfonso étourdiment.
Alfonso n'était pas moins inventif que ses camarades, cependant il avait un esprit en colimaçon, les idées tournaient un peu dans sa petite tête avant d'en sortir.
— Nulle part et partout sans doute ? Vous étiez ici sans que je m'en aperçoive, vous étiez invisibles, c'est ça ?
— Oh, pas moi m'dame! fit Alfonso en souriant de toutes ses dents, mais j'ai une grande sœur qui l'est.
— Menteur ! »
Le gros Laurent vint au secours d'Alfonso.
« C'est vrai, moi j'lai vue sa sœur !
— Elle est invisible ou elle ne l'est pas ? Il faut choisir !
— Des fois on la voit et des fois on la voit pas, ça dépend…, expliqua Laurent avec un soupir peiné, ce qui gonfla ses joues roses.
— Je me moque de la sœur d'Alfonso. D'où venez-vous, pourquoi êtes-vous en retard ?
— C'est ma faute, m'dame », intervint alors Daniel.
Le jeune Martinet Daniel était un roux bouclé couvert de taches de son, avec un bout de nez pointu, le genre de gosse que Mlle Baral trouvait adorable —avant que ses nerfs ne faiblissent.
« Eh bien, j'écoute ?
— On était chez moi, on pouvait pas venir à cause de mon oncle Nanou… »
La vérité obligea Daniel à révéler que rien ne serait arrivé sans l'oncle Nanou, débarqué la veille au soir d'un avion en provenance du «Missipissi». L'oncle transportait avec lui une valise longue comme ça, qui clapotait à chaque pas, et dans la valise un alligator. Il ne fallait pas confondre avec un crocodile ordinaire, l'alligator est plus féroce encore. L'oncle Nanou exerçait la valeureuse profession de dompteur.
« Tiens, je croyais ton oncle colonel ? » tenta d'ironiser Mlle Baral, dont le visage secoué de tics aurait apitoyé un caïman.
Daniel leva les yeux au ciel.
« Le colonel, c'est un autre, j'en ai peut-être dix des oncles, alors ! »
Quoi qu'il en fût, au moment de partir à l'école, Daniel convia ses trois condisciples et voisins d'immeuble à venir chez lui admirer le monstre, durant une absence de l'oncle. Mais à peine avaient-ils ouvert la valise où, baigné d'une eau verte exotique, l'alligator se remettait des fatigues du voyage, que l'animal s'éveilla puis regarda alentour avec une pointe d'appétit. A la vue des enfants il se mit à bâiller de toutes ses grandes dents, l'haleine lourde, et sortit de l'eau (les filles de la classe poussèrent des cris d'effroi)… Alors les galopins abandonnèrent l'appartement pour se réfugier à l'étage supérieur, d'où ils assistèrent impuissants mais curieux, au petit déjeuner du saurien dans l'escalier. Entre le cinquième et le premier étage, l'alligator dévora tous les paillassons et une quantité de barreaux de la rampe, pourtant de fer forgé. Il aurait certainement croqué la sœur d'Alfonso, qui survint de la rue à ce moment, si, par bonheur, celle-ci ne s'était précisément trouvée dans sa période invisible. L'affaire s'acheva somme toute heureusement par le retour de l'oncle Nanou, qui saisit l'alligator par la queue et le traîna jusqu'à sa valise.
« Nous, forcément, on se tenait à carreau, vu que l'alligator bouchait l'escalier… »
La salle bruissait de commentaires appréciateurs, de petits rires contenus. L'institutrice soupira dramatiquement, avec la solennité précaire d'un malade sur le point d'expirer.
« Allez vous asseoir », dit-elle d'une voix lasse.
La classe se poursuivit jusqu'à midi sans anicroche supplémentaire, mais le charme du week-end épatant n'agissait plus, Mlle Baral promenait sur les écoliers un regard morne. Les coins de sa bouche tombaient, elle déglutissait souvent sans parvenir à avaler une bonne fois l'alligator qui s'accrochait à sa gorge, et quand elle bâillait on voyait bouger la queue du reptile au fond du gosier.
Après le déjeuner qu'elle prit à la cantine, car elle devait surveiller la cour de récréation ce jour-là, Mlle Baral se mit à faire les cent pas sous le préau en compagnie d'une collègue. Le vent du nord qui se coulait dans la rue Dussoubs, sautait les murs et les toitures, blessait les oreilles de ses griffes de glace. La majorité des enfants s'agglutinaient en essaims bruyants dans les recoins abrités, tandis que quelques autres jouaient à saute-mouton au milieu de la cour. Mlle Baral écoutait distraitement sa collègue discourir à propos de la guerre scolaire. Tandis que les institutrices arpentaient le préau, un bonhomme roux franchit le porche de l'école. Il s'arrêta au seuil de la cour. A la mi-novembre, il portait une simple veste tricotée au dessus d'un jean serré. Au bout de son bras droit pendait par une ficelle un volumineux colis horizontal enveloppé de papier journal, anormalement long, renflé au centre, effilé à l'une des extrémités. On aurait dit un crocodile empaqueté. Mlle Baral frissonna et serra plus étroitement autour de son ventre les pans de son manteau avant d'aller à la rencontre du visiteur. Le type pointa son grand nez rougi de froid à gauche, à droite de la cour, puis il fit un geste joyeux de sa main libre en direction des garçons qui jouaient à saute-mouton. Daniel Martinet l'aperçut à ce moment. Il s'écria: «Tonton ! » et accourut. Ils s'embrassèrent avec effusion et bavardèrent un moment avant que l'institutrice ne les rejoigne.
« Mon pauvre petit Daniel, il semble que l'alligator soit bien malade ! » dit-elle avec ce sourire attendri qu'elle sortait exceptionnellement, comme un cinquième as glisse de la manche d'un joueur au cours d'une partie délicate.
Le gosse lui jeta un regard en coin.
« Vous êtes son oncle le dompteur, je présume ? »
Le type grogna:
« Oh, bof !
— Savez-vous que Daniel nous a tant parlé de l'alligator, que toute l'école connaît les aventures de ce brave animal ?
— Ouais, mais maintenant il est mort, fit Daniel, lugubre.
— Si vite, que lui est-il donc arrivé depuis ce matin ? »
Mlle Baral fixait l'oncle avec insistance. Il re-grogna avec embarras :
« Oh, bof !
— Tonton Nanou l'a tué, parce que l'alligator a bouffé la jambe du vieux du sixième. Il était bien obligé, et maintenant il s'en va, vu que 'man, elle est pas trop contente.
— Je parle à ton oncle, dit l'institutrice haussant le ton.
— Oh, bof! Ça c'est passé comme ça, vrai de vrai ! comme il raconte le petit. »
L'oncle Nanou regardait le bout pointu de ses chaussures, des bottes mexicaines dont la semelle béait sur les côtés. Les maxillaires de Mlle Baral saillirent rageusement, elle donna un coup de poing au paquet qui rendit un son mat.
« C'est la rigidité cadavérique je suppose ? Il ne pèse pas trop lourd?
— Pour ça non, il est empaillé », bougonna l'oncle.
Et Daniel d'ajouter:
« Il allait pas perdre la peau quand même ! Après tout le mal qu'il s'est donné pour le ramener du Missipissi.
— Mississippi, on dit », corrigea l'oncle qui adressa un sourire largement complice à Mlle Baral.
Celle-ci pinça les lèvres avec dégoût.
« Oh, bof ! Je voulais juste le fourguer à un collègue antiquaire, mais ça n'a pas marché. Alors, comme ma sœur Gina veut plus la bestiole chez elle, je m'en vais. C'est pour ça que j'embrassais le petit.
— Partez ! Un individu qui favorise les mauvais penchants d'un enfant n'a rien à faire ici. »

Il y a des écoles qui sentent la jungle, le marigot, l'haleine forte du carnassier. A deux heures de l'après-midi ce lundi, la santé de Mlle Baral s'altéra subitement, dès son arrivée en salle de classe. Les gosses engourdis après le froid du dehors étaient plutôt silencieux. La maîtresse se mit à marmonner des choses inintelligibles entre ses dents, tandis qu'elle vidait le contenu de sa serviette sur le bureau, et alignait les uns à côté des autres, avec un soin maniaque, les objets qu'elle en tirait. Elle fixait intensément ses livres, ses cahiers, son calepin, ses crayons, sa boîte à fards, ses cigarettes, son briquet, les petits clichés de l'échographie de son futur bébé, sa poignée de gros caramels mous, mais on voyait bien que son esprit était ailleurs. Au bout d'un long moment, elle remarqua enfin la présence des vingt-quatre petits alligators qui la regardaient cruellement, pattes griffues croisées sur les tables. Elle fit: « Eh ! », puis battit des paupières pour chasser l'inopportune vision. Son teint blanc prit la nuance grisâtre du papier recyclé, ses mains jouèrent fébrilement avec la poignée de la serviette et des larmes gonflèrent au coin de ses yeux. Au prix d'un bel effort, elle dédaigna le péril et commanda aux élèves de prendre les cahiers de calcul, d'ouvrir les livres d'arithmétique à la page 125, puis les abandonna aux prises avec une obscure histoire de pommes de terre à livrer à l'aide de sacs trop petits. Elle s'assit dans son fauteuil où elle demeura immobile, la figure appuyée sur ses mains ouvertes. Mlle Baral pleurait.
Ce fut d'abord un chagrin silencieux, jusqu'à ce que des écoliers depuis longtemps débarrassés de leur problème de patates, intrigués, vinssent la trouver. Alors, elle éclata en sanglots qui firent un bruit de tonnerre et médusèrent les enfants. Une fillette émue voulut lui passer une main délicate dans les cheveux, pour voir si des fois ça la consolerait. Mlle Baral se mit à trembler de tête aux pieds, elle s'écria que les sales bêtes ne la touchent surtout pas ! Les gosses attroupés autour d'elle regagnèrent leurs places, perplexes. À l'approche de la récréation, Mlle Baral pleurait toujours. Cela aurait pu se prolonger indéfiniment, personne n'osant bouger, si le maître de la classe voisine, attiré par les pleurs qui s'entendaient de loin, n'était venu aux nouvelles. Rapidement, il essaya d'entraîner sa collègue vers le couloir, mais elle s'agrippa au bureau, les yeux fermés. Elle cria qu'elle ne voulait pas mourir bouffée vive, qu'il fallait prendre garde aux crocodiles. L'instituteur comprit alors la gravité de la situation, il fit évacuer la cage.
« Venez, il n'y a plus aucun risque à présent. »
Mlle Baral regarda longuement alentour d'un air hagard. Enfin, elle consentit à lâcher le bureau et à sortir de la classe. Elle ne devait plus y revenir avant longtemps. Mlle Baral finissait une grossesse difficile.