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lundi 12 mai 2008

La vie, Lili ! (chapitre 1)

1 — Mademoiselle Baral
Il y a des écoles qui sentent les vacances, parce que le vent de la mer, l'odeur des pins y entre de toute part, d'autres qui sentent le renfermé, l'odeur de la craie, l'odeur du ballon de cuir et des baskets de toile, des écoles qui sentent le recueillement, la vieille étoffe, la poussière retombée sur le silence, des écoles qui sentent la prison, leur odeur dominante est un mélange de désinfectants, de méchante cuisine alliée à la crasse des pensionnaires, des écoles qui sentent la mélancolie, le tilleul ou le grand marronnier mouillé, des écoles qui sentent gai, l'encre, le bois verni, le cartable neuf, des écoles qui sentent triste… mais toutes les écoles sentent l'enfant, trouvait Mlle Baral. Non pas ce fumet de chair fraîche, ce parfum aigrelet du lait qui fait saliver les ogres et les ogresses, simplement l'odeur de l'écolier, indéfinissable, souvent fatale à l'institutrice de petite santé.
Le jour qu'elle devint dingue, Mlle Baral était pourtant en forme, autant que cette femme pâle, osseuse et mangée de nerfs comme on dit, pouvait le paraître un lundi matin, en dépit d'un ventre étiré par une grossesse de six mois. Elle avait passé un week-end épatant dans la Beauce. La tête pleine de terre grasse, avec des cailles qui s'envolaient de ses yeux, elle souriait par moments aux écoliers, sans s'en rendre compte, en faisant la dictée.
«Il y a des écoles qui sentent les vacances, virgule, parce que le vent de la mer, virgule, l'odeur des pins y entre de toute part, virgule…»
Les enfants, une vingtaine de petits monstres, peinaient sur les cahiers avec des paupières gonflées de sommeil ; et quand ils levaient la tête, des chats squelettiques s'échappaient de leurs regards pour courir tout au long d'un dimanche pouilleux. Au fond de la salle, des gosses en retard d'une phrase se penchaient, paniqués, pour lire sur l'épaule des voisins. D'habitude, elle les laissait patauger, comme ça ils ne pensaient pas à mal faire jusqu'à la fin de la dictée, mais après son week-end épatant à la campagne, Mlle Baral se montrait magnanime : elle leur octroyait un répit. Quelques instants à peine, suffisants tout de même pour suivre le fil du texte. Il faut dire que les bonnes dispositions de l'institutrice s'expliquaient aussi par l'absence de quatre écoliers des plus dissipés.
«…des écoles qui sentent la prison, virgule, leur odeur dominante est un mélange de désinfectants, virgule, de méchante cuisine alliée à la crasse des pensionnaires, virgule…»
Mlle Baral marchait lentement entre les rangées de tables, mais sans aller jusqu'au bout d'une allée. Le fond de la salle la rebutait, elle évitait de s'y rendre. C'était un lieu hostile, plein de choses cachées, de frôlements malpropres. Elle savait bien qu'elle trouverait là-bas des cahiers maculés, des journaux illustrés ouverts sur les genoux, des boulettes de chewing-gum mises à sécher à l'angle des tables jusqu'à la récréation, quelque rat crevé enfermé dans une boîte à chaussures et Dieu sait quoi encore ! Elle ne se sentait plus le courage d'aller au-devant des ennuis, depuis qu'au bout de l'allée du milieu « ils » avaient posé un miroir de poche sur le sol, dans le dessein de regarder sous ses jupes lorsqu'elle enjamberait l'objet au passage. Jamais elle ne put pincer le vrai coupable, Malik Talbi à la table de gauche ou Daniel Martinet à celle de droite. L'un ne valait pas mieux que l'autre. Mlle Baral intercepta par la suite des billets anonymes qui lui mirent le rouge au front, consacrés au mystère de ses dessous… , sans compter les chuchotis, les rires soudains et toutes les cochonneries qu'ils se racontèrent à propos de ses fesses. Elle pouvait leur faire confiance, c'était une classe d'imaginatifs.
«…le tilleul ou le grand marronnier mouillé, virgule, des écoles qui sentent gai, virgule, l'encre, virgule, le bois verni, virgule…»
Une bande de petits récalcitrants odieusement menteurs. Trahoré, le petit Guinéen là-bas près de la porte, était sourd d'une oreille. Il expliquait volontiers que lorsqu'il était bébé, un tigre entré subrepticement dans la case familiale avait rugi trop près de son oreille, avant que le père et les frères ne réussissent à le chasser. Bonne fille, au lendemain de la rentrée, Mlle Baral ne demandait qu'à le croire et à s'ébahir des périls de la vie quotidienne dans la brousse, mais M. Bouquet le directeur de l'école, lui ouvrit les yeux sur les vices de l'enfance en lui faisant observer que les tigres ne se tiennent guère en Afrique et qu'en outre, le jeune Trahoré était né à la maternité de l'Hôtel-Dieu, à un quart d'heure à pied de l'école. Le directeur, devant son inexpérience, la mit en garde:
« Soyez sereine, beaucoup d'enfants fabulent, les vôtres y sont davantage enclins que la moyenne, mais vous vous habituerez. »
«…mais toutes les écoles sentent l'enfant, trouvait Mlle Baral, point final.»
Elle ne s'habituait pas. Au milieu d'une leçon parfois, sa lèvre inférieure se mettait à trembler et sa paupière droite tressautait convulsivement. Elle prenait du Témesta sur les conseils de son médecin, un comprimé matin et soir, mais le mieux pour elle, c'était incontestablement d'enseigner dans une classe sans enfants. Après la dictée, vers dix heures moins le quart ce lundi matin, sans que l'on prît la peine de frapper, la porte de la classe s'ouvrit doucement. Les quatre absents entrèrent, Daniel, Malik, Alfonso, Laurent. Alors les yeux de Mlle Baral sortirent des trous bleuâtres qui les contenaient, elle rougit et sa lèvre inférieure trembla, enfin elle cria d'une voix aiguë aux nouveaux venus de sortir et de frapper à la porte comme les gens civilisés. Ils se plièrent aux exigences de la maîtresse, un silence consterné suivit sa démonstration de force. L'institutrice savoura un instant la victoire, avant de se tourner vers les retardataires qui se tenaient penauds près de l'entrée.
« Où étiez-vous pendant que nous faisions la dictée ?
— Nulle part m'dame, dit Alfonso étourdiment.
Alfonso n'était pas moins inventif que ses camarades, cependant il avait un esprit en colimaçon, les idées tournaient un peu dans sa petite tête avant d'en sortir.
— Nulle part et partout sans doute ? Vous étiez ici sans que je m'en aperçoive, vous étiez invisibles, c'est ça ?
— Oh, pas moi m'dame! fit Alfonso en souriant de toutes ses dents, mais j'ai une grande sœur qui l'est.
— Menteur ! »
Le gros Laurent vint au secours d'Alfonso.
« C'est vrai, moi j'lai vue sa sœur !
— Elle est invisible ou elle ne l'est pas ? Il faut choisir !
— Des fois on la voit et des fois on la voit pas, ça dépend…, expliqua Laurent avec un soupir peiné, ce qui gonfla ses joues roses.
— Je me moque de la sœur d'Alfonso. D'où venez-vous, pourquoi êtes-vous en retard ?
— C'est ma faute, m'dame », intervint alors Daniel.
Le jeune Martinet Daniel était un roux bouclé couvert de taches de son, avec un bout de nez pointu, le genre de gosse que Mlle Baral trouvait adorable —avant que ses nerfs ne faiblissent.
« Eh bien, j'écoute ?
— On était chez moi, on pouvait pas venir à cause de mon oncle Nanou… »
La vérité obligea Daniel à révéler que rien ne serait arrivé sans l'oncle Nanou, débarqué la veille au soir d'un avion en provenance du «Missipissi». L'oncle transportait avec lui une valise longue comme ça, qui clapotait à chaque pas, et dans la valise un alligator. Il ne fallait pas confondre avec un crocodile ordinaire, l'alligator est plus féroce encore. L'oncle Nanou exerçait la valeureuse profession de dompteur.
« Tiens, je croyais ton oncle colonel ? » tenta d'ironiser Mlle Baral, dont le visage secoué de tics aurait apitoyé un caïman.
Daniel leva les yeux au ciel.
« Le colonel, c'est un autre, j'en ai peut-être dix des oncles, alors ! »
Quoi qu'il en fût, au moment de partir à l'école, Daniel convia ses trois condisciples et voisins d'immeuble à venir chez lui admirer le monstre, durant une absence de l'oncle. Mais à peine avaient-ils ouvert la valise où, baigné d'une eau verte exotique, l'alligator se remettait des fatigues du voyage, que l'animal s'éveilla puis regarda alentour avec une pointe d'appétit. A la vue des enfants il se mit à bâiller de toutes ses grandes dents, l'haleine lourde, et sortit de l'eau (les filles de la classe poussèrent des cris d'effroi)… Alors les galopins abandonnèrent l'appartement pour se réfugier à l'étage supérieur, d'où ils assistèrent impuissants mais curieux, au petit déjeuner du saurien dans l'escalier. Entre le cinquième et le premier étage, l'alligator dévora tous les paillassons et une quantité de barreaux de la rampe, pourtant de fer forgé. Il aurait certainement croqué la sœur d'Alfonso, qui survint de la rue à ce moment, si, par bonheur, celle-ci ne s'était précisément trouvée dans sa période invisible. L'affaire s'acheva somme toute heureusement par le retour de l'oncle Nanou, qui saisit l'alligator par la queue et le traîna jusqu'à sa valise.
« Nous, forcément, on se tenait à carreau, vu que l'alligator bouchait l'escalier… »
La salle bruissait de commentaires appréciateurs, de petits rires contenus. L'institutrice soupira dramatiquement, avec la solennité précaire d'un malade sur le point d'expirer.
« Allez vous asseoir », dit-elle d'une voix lasse.
La classe se poursuivit jusqu'à midi sans anicroche supplémentaire, mais le charme du week-end épatant n'agissait plus, Mlle Baral promenait sur les écoliers un regard morne. Les coins de sa bouche tombaient, elle déglutissait souvent sans parvenir à avaler une bonne fois l'alligator qui s'accrochait à sa gorge, et quand elle bâillait on voyait bouger la queue du reptile au fond du gosier.
Après le déjeuner qu'elle prit à la cantine, car elle devait surveiller la cour de récréation ce jour-là, Mlle Baral se mit à faire les cent pas sous le préau en compagnie d'une collègue. Le vent du nord qui se coulait dans la rue Dussoubs, sautait les murs et les toitures, blessait les oreilles de ses griffes de glace. La majorité des enfants s'agglutinaient en essaims bruyants dans les recoins abrités, tandis que quelques autres jouaient à saute-mouton au milieu de la cour. Mlle Baral écoutait distraitement sa collègue discourir à propos de la guerre scolaire. Tandis que les institutrices arpentaient le préau, un bonhomme roux franchit le porche de l'école. Il s'arrêta au seuil de la cour. A la mi-novembre, il portait une simple veste tricotée au dessus d'un jean serré. Au bout de son bras droit pendait par une ficelle un volumineux colis horizontal enveloppé de papier journal, anormalement long, renflé au centre, effilé à l'une des extrémités. On aurait dit un crocodile empaqueté. Mlle Baral frissonna et serra plus étroitement autour de son ventre les pans de son manteau avant d'aller à la rencontre du visiteur. Le type pointa son grand nez rougi de froid à gauche, à droite de la cour, puis il fit un geste joyeux de sa main libre en direction des garçons qui jouaient à saute-mouton. Daniel Martinet l'aperçut à ce moment. Il s'écria: «Tonton ! » et accourut. Ils s'embrassèrent avec effusion et bavardèrent un moment avant que l'institutrice ne les rejoigne.
« Mon pauvre petit Daniel, il semble que l'alligator soit bien malade ! » dit-elle avec ce sourire attendri qu'elle sortait exceptionnellement, comme un cinquième as glisse de la manche d'un joueur au cours d'une partie délicate.
Le gosse lui jeta un regard en coin.
« Vous êtes son oncle le dompteur, je présume ? »
Le type grogna:
« Oh, bof !
— Savez-vous que Daniel nous a tant parlé de l'alligator, que toute l'école connaît les aventures de ce brave animal ?
— Ouais, mais maintenant il est mort, fit Daniel, lugubre.
— Si vite, que lui est-il donc arrivé depuis ce matin ? »
Mlle Baral fixait l'oncle avec insistance. Il re-grogna avec embarras :
« Oh, bof !
— Tonton Nanou l'a tué, parce que l'alligator a bouffé la jambe du vieux du sixième. Il était bien obligé, et maintenant il s'en va, vu que 'man, elle est pas trop contente.
— Je parle à ton oncle, dit l'institutrice haussant le ton.
— Oh, bof! Ça c'est passé comme ça, vrai de vrai ! comme il raconte le petit. »
L'oncle Nanou regardait le bout pointu de ses chaussures, des bottes mexicaines dont la semelle béait sur les côtés. Les maxillaires de Mlle Baral saillirent rageusement, elle donna un coup de poing au paquet qui rendit un son mat.
« C'est la rigidité cadavérique je suppose ? Il ne pèse pas trop lourd?
— Pour ça non, il est empaillé », bougonna l'oncle.
Et Daniel d'ajouter:
« Il allait pas perdre la peau quand même ! Après tout le mal qu'il s'est donné pour le ramener du Missipissi.
— Mississippi, on dit », corrigea l'oncle qui adressa un sourire largement complice à Mlle Baral.
Celle-ci pinça les lèvres avec dégoût.
« Oh, bof ! Je voulais juste le fourguer à un collègue antiquaire, mais ça n'a pas marché. Alors, comme ma sœur Gina veut plus la bestiole chez elle, je m'en vais. C'est pour ça que j'embrassais le petit.
— Partez ! Un individu qui favorise les mauvais penchants d'un enfant n'a rien à faire ici. »

Il y a des écoles qui sentent la jungle, le marigot, l'haleine forte du carnassier. A deux heures de l'après-midi ce lundi, la santé de Mlle Baral s'altéra subitement, dès son arrivée en salle de classe. Les gosses engourdis après le froid du dehors étaient plutôt silencieux. La maîtresse se mit à marmonner des choses inintelligibles entre ses dents, tandis qu'elle vidait le contenu de sa serviette sur le bureau, et alignait les uns à côté des autres, avec un soin maniaque, les objets qu'elle en tirait. Elle fixait intensément ses livres, ses cahiers, son calepin, ses crayons, sa boîte à fards, ses cigarettes, son briquet, les petits clichés de l'échographie de son futur bébé, sa poignée de gros caramels mous, mais on voyait bien que son esprit était ailleurs. Au bout d'un long moment, elle remarqua enfin la présence des vingt-quatre petits alligators qui la regardaient cruellement, pattes griffues croisées sur les tables. Elle fit: « Eh ! », puis battit des paupières pour chasser l'inopportune vision. Son teint blanc prit la nuance grisâtre du papier recyclé, ses mains jouèrent fébrilement avec la poignée de la serviette et des larmes gonflèrent au coin de ses yeux. Au prix d'un bel effort, elle dédaigna le péril et commanda aux élèves de prendre les cahiers de calcul, d'ouvrir les livres d'arithmétique à la page 125, puis les abandonna aux prises avec une obscure histoire de pommes de terre à livrer à l'aide de sacs trop petits. Elle s'assit dans son fauteuil où elle demeura immobile, la figure appuyée sur ses mains ouvertes. Mlle Baral pleurait.
Ce fut d'abord un chagrin silencieux, jusqu'à ce que des écoliers depuis longtemps débarrassés de leur problème de patates, intrigués, vinssent la trouver. Alors, elle éclata en sanglots qui firent un bruit de tonnerre et médusèrent les enfants. Une fillette émue voulut lui passer une main délicate dans les cheveux, pour voir si des fois ça la consolerait. Mlle Baral se mit à trembler de tête aux pieds, elle s'écria que les sales bêtes ne la touchent surtout pas ! Les gosses attroupés autour d'elle regagnèrent leurs places, perplexes. À l'approche de la récréation, Mlle Baral pleurait toujours. Cela aurait pu se prolonger indéfiniment, personne n'osant bouger, si le maître de la classe voisine, attiré par les pleurs qui s'entendaient de loin, n'était venu aux nouvelles. Rapidement, il essaya d'entraîner sa collègue vers le couloir, mais elle s'agrippa au bureau, les yeux fermés. Elle cria qu'elle ne voulait pas mourir bouffée vive, qu'il fallait prendre garde aux crocodiles. L'instituteur comprit alors la gravité de la situation, il fit évacuer la cage.
« Venez, il n'y a plus aucun risque à présent. »
Mlle Baral regarda longuement alentour d'un air hagard. Enfin, elle consentit à lâcher le bureau et à sortir de la classe. Elle ne devait plus y revenir avant longtemps. Mlle Baral finissait une grossesse difficile.

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