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mardi 8 juin 2010

Les Poussegrain —6

Résumé: de crainte que son fils chéri ne soit enrôlé de force dans l'armée napoléonienne, Mme Poussegrain, travestit le jeune Juste en fille. Et c'est ainsi que Juste est devenu Justine…

Il n’y avait guère que la Blanche dont Juste ne se méfiait pas, une brunette de fille à soldats aux grands yeux noisette et aux lèvres pareilles à deux quartiers d’orange. Juste aimait bien la voir rappliquer au chariot. Blanche lui parlait gentiment, demandait de ses nouvelles ―alors ce doigt, la Justine, ça va-t-y mieux ? Et même s’il ne s’était plus coupé le doigt depuis des semaines, elle avait toujours une amabilité à son égard. Juste répondait d’un sourire, murmurait quelques mots d’un air timide, et chaque fois qu’il le pouvait lui servait double ration de soupe en douce de sa mère… Au fil du temps s’établissait ainsi entre eux un copinage furtif, sans nuage.

La Poussegrain aussi accueillait Blanche avec sympathie : il suffisait que la jeune femme apparaisse pour que les hommes s’empressent de lui offrir à boire. Elle sifflait ses trois ou quatre petits verres de gnôle avec bonne humeur, avalait sa gamelle de soupe, et repartait bientôt au bras d’un client. Blanche avait des ribambelles d’admirateurs disposés à l’escorter jusqu’au fourgon bâché qu’elle partageait avec une bande de filles. Parfois, ils faisaient la queue au pied de la voiture, spécialement pour elle.

Aux yeux de sa maîtresse, La Chevalière, qu’on appelait ainsi parce qu’elle se vantait d’avoir été cuissée par un aristocrate dans son enfance, Blanche était une perle, elle ne tarissait pas d’éloges à son égard.
«Des comme la Blanche, qui vous bousilleraient deux paillasses par campagne, y’en pas beaucoup ! Peut-être même qu’y en a qu’une, alors je la bichougne tant que j’y peux», avait-elle dit une fois, papotant avec la Poussegrain, ce qui arrivait rarement car les deux femmes ne s’appréciaient guère. La vivandière jalousait la condition peu fatigante de la mère maquerelle, laquelle se serait passée de sa concurrence dans la vente d’alcool, un à-côté naturel de son négoce… Il leur fallait pourtant pérégriner le plus souvent ensemble puisqu’elles parasitaient le même corps d’armée, et même se prêter main-forte à contrecœur dans les coups durs.

Aux environs d’Eckmühl, en Bavière, le putier de La Chevalière perdit un jour l’une de ses grandes roues arrière qui, sur sa lancée, dépassa le fourgon et dévala la route en pente… Juste et sa mère firent halte peu après l’incident derrière le véhicule immobilisé et bancal dont les passagères piaillaient dans la gadoue, s’accusant les unes les autres d’avoir failli à l’entretien de la voiture.
Pendant que la Poussegrain allait savourer de plus près le dépit de la Chevalière, Juste partit en quête de la roue vagabonde qu’il retrouva en bordure d’un pré, une centaine de mètres plus loin. En sautant de la route dans le pré, sa jupe soulevée par commodité, l’adolescent aperçut un cadavre en uniforme blanc couché au fond du fossé. Il redressa d’abord la roue et lui fit franchir le ruisseau avant de jeter un coup d’œil au mort.
« Qu’est-ce que tu regardes ? demanda Blanche qui arrivait pour l’aider.
― Un Autrichien, un éclaireur, on dirait…»
La jeune femme vint regarder aussi. Ses jupons tenus retroussés d’une main, un pied de chaque côté du fossé, elle s’accroupit au dessus du cadavre afin d’inspecter les poches de l’uniforme. Blanche se redressa vite et s’essuya les mains en riant.
« Y a plus rien, l’est archimort, le couillon !»
Sur cette oraison, elles entreprirent de remonter la lourde roue dont le diamètre dépassait la taille de Justine

(premier épisode icila suite par là…)