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Un espace pour respirer et me souvenir de ce que j'aime… Un lieu aussi où nous serons deux à nous exprimer, Marcelle et Jean-Louis.
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mardi 28 juin 2011

Le bout du chemin

J'ai refait le chemin de nos amours et coupé trois brins secs en passant.
Le printemps avait donné un baiser à Paris, la ville s'éveillait fiévreuse d'un rêve communard. Nous courrions changer la vie, de rouges convictions aux lèvres comme les scouts chantaient la fleur au chapeau dans leurs chimères d'un autre temps. Les heures étaient graves, et si jolis tes pieds rapides chaussés de ballerines. Nous nous serrions dans l'intimité de nos cœurs portés par des foules fraternelles, la nuit craquait, les rues fumaient, la chaîne des pavés remontait entre nos mains, les tiennes en gants de soirée étirés jusqu'aux coudes —tu les avais trouvés dépareillés d'une trentaine de mètres sur un trottoir où quelqu'une, découvrant la perte du premier, avait jeté l'autre de dépit. C'était la révolution, je crois avoir gardé un peu de ses élans dans la malle aux reliques ; aucune barricade n'empêchera ta grâce d'ange noir de régner sur mes souvenirs. Qu'importe s'il manque les ailes diaphanes du Ciel jouant sur le velours moiré de ton harnois, tu fus mon seul ange de ces jours lointains au dernier soir.

J'ai refait le chemin de nos amours et ramassé trois cailloux polis par les regrets.
Nous étions reine et roi du monde dans un palais de ruines oublié dans les vignes ; Corona Borealis était ton diadème, la voie lactée mon hermine ; au nord, au sud, à l'est, la mer bornait nos états, à l'ouest était le pays des mirages. Un jour les barbares arrivèrent de là-bas et, comme dans les livres d'histoire, l'autre jour ils furent chez eux. Les murs sortirent des vignes, les sentiers devinrent tunnels de grilles que nous suivions tête basse, de la cage à la mer.

J'ai refait le chemin de nos amours en raccourci, il se perdait dans les collines de l'arrière-pays.
Tu as toujours préféré le ciel libre aux corridors étoilés de ta ville natale. Nous en avons connus de grands, le plus vaste coiffait cette forêt que je vois encore tout là-haut, du seuil de notre porte. Avec toi, j'ai appris l'abécédé de la nuit, comment sauter de la Grande Ourse à l'étoile Polaire en cinq enjambées, comment démêler la Chevelure si ténue de Bérénice, comment tracer de points d'or le w de Cassiopée ou tirer du sein des Pléïades les plus brillantes des sept sœurs : Atlas, Alcyone, Maïa, Électre, Mérope. Avec toi, j'ai appris à épeler le ciel d'Altaïr à Spica de la Vierge, je me suis couché dans l'herbe rêche des hauteurs parmi les cistes et les thyms, ta main dans la mienne, pour contempler l'univers béant et m'étourdir de son mystère.

J'ai refait le chemin de nos amours et soulevé la poussière des jours heureux sans savoir ce que je cherchais ni pouvoir retenir mes pas.
À l'endroit où nous quittions la piste près de chez nous, un ruban de goudron saugrenu domestique le raidillon qui s'achève devant un portail de fer. Ce que nous avions conquis d'espace pour écarter l'étreinte de la colline à l'haleine de lavande et de genêt d'or, aux bras noueux de chênes, aux griffes de ronces et de salsepareille, est devenu un parc robuste où il doit faire bon flâner aux heures fraîches. La tour a disparu, absorbée par la masse d'un nouveau bâtiment qui fait de la vieille maison familiale une vaste demeure commune.
C'était l'été, les oiseaux se taisent aux heures chaudes, la maison était coite. Je me suis assis sur une pierre, les yeux clos, l'oreille prêtée au passé pour retrouver la musique qui s'entendait ici autrefois, à toute heure du jour ou de la nuit. Des chiens ont aboyé du côté de la maison et deux gros dogues blancs sont accourus bientôt. Ils ne m'ont pas fait de mal, attentifs derrière le grand portail inutile que ne prolongeait aucune clôture.

J'ai refait le chemin de nos amours jusqu'à la haute maison qui ne nous ressemble plus.
Nous nous consumions de tendre solitude dans l'ocre de ses murs lourds comme murailles de forteresse, ses couloirs et escaliers obscurs dont le tic tac de l'horloge, le soir, ne suffisait pas à briser l'étendue de silence, quand se faisait plus prégnante la perte de nos ombres tutélaires. À la mauvaise saison, nous habitions parfois au milieu des nuages, c'était un spectacle étrange de les voir venir à nous, effilochant leur avant-garde à la ramure noires des chênes avant de submerger la maison de volutes grises. Tombait alors un crépuscule cotonneux dont nous ne savions pas s'il durerait une heure ou plusieurs jours. Une fois, par jeu nous ouvrîmes aux nuées une fenêtre de la salle à manger ainsi que la porte de la cuisine, à l'opposé : un lambeau de ciel sale traversa les pièces du rez-de-chaussée, déposant au passage une traînée de gouttelettes sur le sol, les murs, et les meubles.
La loi du sud voulait cependant que triomphent le soleil et cette lumière sans pareille qui font plus vive la joie, plus pesante la mélancolie. Quand chantait le piano sous tes doigts, et que des fenêtres de la tour mon regard fondait sur la mer au loin, d'un trait par-dessus les basses collines, les vallons, la plaine, un orgueil douloureux me gagnait de pouvoir écouter le bonheur qui passe sans jamais s'arrêter.

J'ai refait le chemin