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Un espace pour respirer et me souvenir de ce que j'aime… Un lieu aussi où nous serons deux à nous exprimer, Marcelle et Jean-Louis.
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jeudi 20 mai 2010

Les Poussegrain —5

Résumé: le petit Juste Poussegrain aide de son mieux sa maman qui est une pauvre vivandière filant le train aux armées impériales… La bataille d'Eylau, en 1807, bouleverse cette femme de cœur qui, pourtant, en a vu bien d'autres…

Ce fut aussi à Eylau que le garçon se découvrit une aversion définitive pour la carrière militaire. Par chance, depuis que Bonaparte avait tourné au Napoléon, la Poussegrain n’eut jamais l’occasion de lui rappeler qu’il devait faire de Juste un brave. D’ailleurs, l’empereur aurait-il rappliqué qu’elle se serait sans doute hâtée d’éloigner l’adolescent, de peur qu’un lèche-cul de soldat ne rafraîchît la mémoire de l’ogre. Tous les témoins de la scène étaient morts ou dispersés depuis belle lurette, mais la Poussegrain ne pouvait s’empêcher de la raconter aux vagues successives de ses habitués, exhibant le petit verre dans lequel le général Bonaparte avait bu, que personne n’avait plus utilisé depuis, et décrivant le tirement d’oreille de Juste comme un signe d’impérial parrainage qui donnait valeur de promesse à la boutade finale.

Au fil des ans, la vivandière s’était mise à goûter la compagnie fidèle de Juste, souvent distrayante et toujours utile, si bien qu’elle tenait à présent autant à lui qu’à sa jument Charlotte ― pour le grand hongre Louison, fallait voir : à lui seul il aurait pu tirer la roulante sur près de vingt lieues… Un gosse, surtout un garçon, c’est moins précieux qu’un bon cheval, il faut bien reconnaître, mais ça l’aurait embêtée de voir partir Juste pour le régiment à côté. Bref, la Poussegrain devenue sentimentale s’avisa après Eylau que, même loin des yeux de Napoléon, son fils risquait un jour ou l’autre d’éveiller la convoitise d’une armée à court de piétons.
Les yeux gris et le poil blond comme son fumier de père, il n’avait que treize ans, oui, mais grandet et bien bâti, il serait déjà rentré sans retouche dans la dépouille d’un tambour. Aussi saisit-elle la première occasion de coller au train de troupes qui ne la connaissaient pas encore, et travestit Juste avec des effets de fille pris dans une chaumière prussienne dont tous les habitants avaient été massacrés. Elle le pomponna d’une coiffe de coton neuve soustraite à son propre trousseau, et pour le coup, fit de lui une Justine présentable, bien qu’un peu montée en graine. Grâce à quoi le garçon réussit à traverser l’Empire en gardant ses deux yeux et ses quatre membres.

Il n’en fut pas plus heureux pour autant, car les contraintes de sa condition d’emprunt empoisonnèrent peu à peu son adolescence. Uriner à proximité d’un public, déjà, était un supplice, car une vivandière qui se respecte fait ça debout, les jupes écartées par devant, le regard altier, distrait ou rieur selon les circonstances. Faute de pouvoir empoigner son zizi sous la jupe pour viser, Juste se pissait sur les jambes à tous les coups et restait ensuite mouillé pendant de longues minutes, humilié. Sa voix sortit de la mue avec un timbre trop grave qui l’obligea à devenir une fille taciturne, frustrée du commerce de son prochain. Une fois par semaine, dès qu’il faisait assez clair au matin sous la bâche de la roulante, il épilait le regain de duvet à sa lèvre supérieure et son menton. Mais le plus pénible restait la surveillance de chaque instant qu’il devait s’imposer en présence d’étrangers, les hommes en particulier dont l’œil virait si vite de l’indifférence au salace pour un simple geste de sympathie, un battement de paupière, un frôlement involontaire, un sourire étourdi… Il passait pour une simplette mal bâtie auprès des soldats, portés à se divertir sous cape de ce que la Poussegrain aurait pu lui céder sans dommage une part de ses miches et de ses tétons.

Cela ne les décourageait pas de lui faire des avances dans le dos de sa mère, ni de claquer à l’occasion son postérieur coriace. Juste éprouvait alors des frissons de pucelle harcelée, terrifié par ces hommes débonnaires au bivouac qui pouvaient devenir en d’autres conjonctures d’une férocité irrésistible ; la seule idée de leur plaire lui donnait la nausée. Comme le petit paysan se cultive dans l’observation de la nature animale, il les avait trop vus à l’œuvre pour se représenter l’amour autrement qu’en une saillie sauvage pleine de cris, de coups, de sanglots ―il confondait avec le viol jusqu’aux ébats de sa mère, dont il ne connaissait que remuements de chariot sur sa tête, objurgations ordurières, râles, et ahans. Les femmes aussi, le mettaient mal à l’aise par leur évidente complicité avec les soldats qui dénotait un goût bizarre de la souffrance. Il n’était pas ainsi, et puisque il n’éprouvait aucun désir de leur faire du mal, il n’était pas non plus comme les hommes… Il se demandait ce qu’il était ; surtout quand il venait de prendre un plaisir solitaire. La Poussegrain ne lui était d’aucun secours en ces matières : elle ne voulait le considérer qu’en Justine depuis qu’il portait des jupes et s’énervait chaque fois qu’il tentait d’éclaircir par la bande le mystère des trois sexes ―le masculin, le féminin, et le sien.
«Méfie-toi des hommes, ma fille, c’est que des cochons !» éructait-elle pour couper court.

(premier épisode ici… la suite par là)

mercredi 19 mai 2010

Les Poussegrain —4


Résumé des épisodes précédents:
C'est une époque où l'Europe est enceinte de Napoléon, mais elle ne le sait pas encore. L'histoire se déroule aux armées, côté intendance libérale —l'usage étant alors d'autoriser le petit commerce à pallier les carences de l'ordinaire du soldat. Le petit Juste Poussegrain tombe orphelin de père peu après sa naissance. Sa maman le ramasse, quoiqu'elle eût préféré une fille pour l'épauler plus tard dans son beau métier de vivandière. Cependant, la mère Poussegrain éduque l'enfant de son mieux ; elle lui obtient un jour, sans l'avoir sollicité, la faveur d'un tirement d'oreille de la main même du général Bonaparte…

Dès que le gosse fut en âge de se rendre utile, la vivandière le mit à trier les lentilles, et eut à cœur de l’initier aux servitudes du métier à mesure qu’il grandissait. À treize ans, il avait les mains calleuses et besognait comme un brave petit homme. On était alors en pleine guerre de la quatrième coalition contre les Prussiens, les Anglais, et les Russes. Au bivouac, Juste installait l’auvent de toile à l’arrière du chariot, dressait sur des tréteaux la planche épaisse de chêne qui tenait lieu de table, sortait les chaudrons, coupait ou ramassait du bois, puisait l’eau à la rivière, entretenait le feu, touillait la soupe, servait la troupe, enlevait les cendres, faisait la plonge et la lessive, étendait le linge, pansait les chevaux, essuyait du matin au soir les taloches de la Poussegrain qui le traitait ostensiblement en fille afin de l’humilier, l’appelant à tout bout de champ Justine ou salope, ce qui valait parfois au gamin le regard torve d’un grenadier de la clientèle.

Quand l’armée remportait une victoire et que vivandiers, vivandières et filles à soldats suivaient son train jusqu’aux portes d’une ville conquise, elle envoyait le gamin en avant-garde s’associer au pillage de la troupe, car en prenant de l’âge, elle souffrait des articulations et ne grimpait plus aussi aisément les escaliers qu’autrefois. Il advenait aussi souvent que l’on restât à piétiner aux abords de hameaux pouilleux, réduit à picorer les cadavres d’un champ de bataille en compagnie des corbeaux. La Poussegrain entraînait Juste de corps en corps.

« Occupe-toi du Prussien, là-bas, moi je vais faire ce petit lieutenant.

― Le mien bouge encore, mère…

― C’est une impression que t'as.

― Il me regarde, je vous dis !

― Retourne-le, il te verra plus, idiote. Quelle histoire, pour un gars qui sera crevé avant une heure ! »

Juste apprit à fouiller les poches et les cartouchières, à retirer la bague d’un doigt sans perdre de temps à s’émouvoir d’un dernier soupir. Il devint habile à se faufiler mine de rien dans une maison, parmi les soudards au viol et au pillage, et à repérer du premier coup d’œil ce qui satisferait sa mère : l’or, l’argent sous toutes les formes, la soie, la laine neuve, le jambon fumé, un flacon de schnaps…

Selon toute logique, ces activités de prédateur auraient dû endurcir le gamin à l’extrême ; miraculeusement il n’en était rien, Juste se donnait un mal de chien pour gagner le seul amour de sa mère, en dépit d’un dégoût grandissant de cette existence. Il agissait en automate, aveugle et sourd aux souffrances du monde pour ne pas s’abandonner à l’épouvante, à cette terreur qui le faisait surgir hurlant du sommeil et s’agripper comme un noyé à la Poussegrain.

Ils partageaient la même paillasse parce qu’elle détestait dormir seule, sans doute son unique faiblesse ―elle trouvait que la solitude au lit préfigurait celle de la tombe. Le plus souvent, elle matait ses cauchemars d’une rebuffade, mais l’attirait quelquefois contre son gros ventre avec des grommellements presque affectueux. Il se rendormait là, apaisé par ces tiédeurs inoffensives qui lui tenaient lieu de bien-être. Il se sentait à l’abri près de sa mère-laie, permanente et sûre, cette grande gueule capable d’intimider une escouade d’ivrognes, plus savante qu’un officier sur le chaos des temps dont elle ne semblait jamais étonnée.

Pourtant, la bataille d’Eylau réussit à couper le sifflet et l’appétit de la Poussegrain. Elle ne gardait aucun souvenir d’une boucherie comparable ; partout du sang, de la viande, les hommes mêlés aux chevaux dans la mort ; par dizaines de milliers des jeunes Français, des jeunes Prussiens, des jeunes Russes, estropiés, aveuglés, perforés, éventrés, décérébrés, démembrés, déchirés, éparpillés. La vivandière en resta mélancolique plus d’une semaine.

(premier épisode par icila suite par là…)

Texte publié initialement sur le blog «Fut-il ou versa t'il dans la facilité ?» de l'ami Arf, dans le cadre des vases communicants.

vendredi 7 mai 2010

Laiteuse #VasesCommunicants

J’étais un écolier, un collégien puis un lycéen «approximatif ». En ce sens que l’école n’a jamais été une priorité absolue tant j’étais occupé à regarder haut vers le ciel. La tête dressée dans les nuages à me rompre les cervicales, j’observais petite et grande ourse en ballade rêveuse, de voies sans issue réelle en routes opalines et vaporeuses. Bref, j’étais un contemplatif flâneur et je n’avais aucun complexe à rendre l’oisiveté indispensable. Cependant, malgré cette nonchalance chronique, je me levais très tôt le matin, prenais mon petit déjeuner, passais rapidement sous la douche - c’était pénible la douche le matin ! - et traînais péniblement ma carcasse juvénile jusqu’au bus scolaire. Je grimpais les deux marche-pieds en tôle, saluais vaguement le chauffeur avec ma carte orange et m'amollissais sur le premier siège libre pourvu qu’il soit placé côté route. La tête maintenue par la vitre, je soufflais sur l’épais verre froid quelques anneaux de buée condensée et mes neurones vacants, je faisais le vide sur le brouhaha ambiant. Trois quarts d’heures plus tard, le bus vomissait sa cargaison devant le lycée déjà riche en ados boutonneux. Les meilleurs jours, je suivais le cortège des traînards jusqu’à l’usine à apprendre ; les autres, les trop lourds, je les passais au troquet du coin entre flipper et galopins de panaché bien blanc.

Un jour où je n’avais pas envie d’embuer la vitre de mon haleine matinale, je la vis entrer dans le bus. Tel un animal à l’affût, je me dressai droit sur mon siège pour qu’elle me remarquât et elle, petite mais pas trop, visage clair mais malicieux, joua à ne pas m’apercevoir. D'un regard évasif posé vers le fond du couloir, elle continua sa marche goguenarde en se dandinant sur mon œillade suggestive qui suivait son déplacement. Par une souple inclinaison de tête, ses cheveux bruns fournis et bouclés se versèrent sur ses épaules puis, par une enjambée élancée, le mouvement de ses hanches à bascules s’enclencha sur ses arrières généreux. Deux signes qui marquaient à l’évidence sa perception de la situation et le début d’une parade séductrice. Ses pupilles couleur noisette roulaient à l’intérieur de larges et rondes membranes lactescentes pour former deux yeux abusivement armés et donc impossibles à soutenir du regard. Un centième de seconde et ils s’écartèrent pour balayer l’entourage - dont moi exagérément perché sur mon fauteuil - et rapidement ils rejoignirent leur centre d’un mouvement lascif et hautain. Et enfin d’un long entrechat sensuel, elle s’assit trois rangées devant moi, prés de la fenêtre, si bien que je ne voyais plus que sa touffe de cheveux et leur masse grouillante dédoublée dans la vitre. A cette réflexion étrange se mêlait la mention blanche « securit » certifiant d’une réalité crue les reflets incertains de ses épaules. Elle passa la main dans sa chevelure pour en chasser la moitié côté couloir et découvrit ainsi une nuque laiteuse plantée sur un cou longiligne. Dans le prolongement, « securit » se dessinait maintenant sur son épaule et plantait son T final au centre de ses deux omoplates. La paume de la main posée à plat sur la vitre, il me semblait la toucher, caresser sa toison, faire frissonner sa peau translucide mais cet ersatz ne me renvoyait que la froidure maussade du verre poli. J’avais une envie irraisonnée de fourrager de mes doigts sa jungle capillaire, y glisser mes ongles pour redescendre en prise délicate sur ce bout de chair tendu que formait son cou dans le reflet. J’aurais aimé d’une caresse soutenue faire circuler son sang invisible et rougir sa peau autant que mon visage s’empourprait en plaques saillantes de mes pensées troublées.

Ce matin là, les trois quarts d’heures du trajet scolaire s'évanouirent en quelques secondes. La belle nuée sur le verre descendit du bus sans se retourner, juste avant le dernier arrêt. Tandis qu’elle s’éloignait dans la lueur blafarde, je reposai ma tête sur la vitre et bouche entrouverte, expirai à nouveau un anneau de buée sur la mention « securit ». Mon nez collé à la vitre, j’effaçai les traces de l’inconnue à la peau laiteuse et aux cheveux fugaces.

Ce billet a été rédigé par que je reçois aujourd’hui dans le cadre des vases communicants. Vous pouvez suivre ce chemin pour aller lire mon billet publié chez lui.

Voici la liste des autres participants du jour à ces vases communicants :