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Fins de mois
Fins de mois
Il faisait de plus en plus froid et cependant on n'avait pas encore vu la neige, le sac ventru de l'hiver déverser sa fête dans la nuit de Paris, le vieux ciel qui pétille, tout gai, et les phares qui poudroient, les enfants épatés, les amoureux aux anges, les râleurs crottés jusqu'aux chevilles…
Dès le vingt du mois, chez les Martinet, on attendait des jours meilleurs. Simon aimait les frites, le saucisson, les bons fromages, Gina les plats gratinés riches en gruyère, les enfants la viande et les desserts, la Nouche les fanes de radis, les salades, les feuilles de choux —ces dernières fantaisies n'étaient pas les plus coûteuses. Dans la première quinzaine, on mangeait une fois rôti, une fois bouilli, avec des macaronis rissolés et de la crème au dessert, ou bien du baba au rhum, des tartes aux pommes. Simon avait ses frites, Gina ses crêpes au fromage. Le bœuf s'accommodait tantôt en grillades de viandes hachées reconstituées, tantôt en daube ou en pot-au-feu. Les poules allaient au bouillon, le ventre rempli de farce, les poulets se rôtissaient avec des frites ou de la purée. Après le vingt du mois, finies ces douceurs! Le même bout de poitrine fumée agrémentait du bouillon de pommes de terre et de carottes plusieurs jours d'affilée, puis il parfumait les haricots ou le riz. Pendant ces repas sans faste, Gina les yeux langoureux, évoquait des noms de plats auxquels ils n'avaient jamais goûté: rognons madère, homard à l'américaine, chevreau aux morilles. Ça faisait passer les haricots.
« Un de ces jours, 'pa, j'épouse une vieille millionnaire et je mange des entrecôtes épaisses comme ça à tous les repas. Pour se refaire une santé, je connais rien de mieux, je me sens une drôle de faiblesse dans les jambes et puis j'ai le dos qui picote…»
Simon haussait les épaules. En fin de mois, Pierre rêvait toujours de millionnaire et d'entrecôte, tandis que ses maladies imaginaires connaissaient un regain.
« Entre dans un garage, apprends sérieusement le métier. Un vrai mécano, à mon bon savoir, c'est bien payé.
— Je dirais pas non, si j'avais la santé, 'pa.
— Fais-toi analyser, que t'as peut-être le sida? s'inquiétait brusquement Gina.
— Je l'ai fait, tu penses! on m'a rien trouvé.»
Parfois, Daniel ramenait de l'étage au dessous du gigot, ou un beau morceau de mouton. Daniel et Malik étaient inséparables, et quand les Algériens faisaient la fête, ils oubliaient rarement d'offrir quelque chose aux Martinet. Gina de son côté envoyait de la tarte et du cake lorsque la paie rentrait, mais avec ces diables de gens, on se trouvait toujours en retard d'une gentillesse. Cela ennuyait Gina qui n'aimait pas les Arabes. Elle embrassait volontiers Malik ou Yasmina sa soeur, parce qu'ils étaient de beaux enfants, mais elle se méfiait des adultes.
«Y sont pas forcément tous méchants ni malhonnêtes, mais y sont pas comme nous, pensait Gina. Les Français en France, les étrangers au Sahara, on n'aurait plus de bagarre, et Pierre trouverait du travail!»
Elle se gardait de parler comme ça en famille. Daniel pousserait des hurlements de chagrin, Pierre, qui portait toujours sa petite main «touche pas à mon pote » au col de la chemise, partirait en claquant la porte, quant à Simon, il se fâcherait au point de ne plus lui adresser la parole pendant deux jours. Il avait ses idées, Simon. Lili, folle de son père comme elle était, acquiesçait de confiance à ses discours. En tout cas, Gina restait sur ses positions, parce que pour en changer, il aurait fallu se poser des questions, et c'était plus simple sans.
Les dix derniers jours du mois, Gina guettait avec inquiétude un éternuement, le moindre signe de refroidissement chez la Nouche. La petite choisissait toujours cette période pour tomber malade, des coups de fièvre à cause du nez, des oreilles, de la gorge, de la colique… Le docteur Chamoun faisait crédit, mais la pharmacie… Gina vivait l'attente de la paie dans la morosité, ses joues devenaient moins roses, ses yeux moins vifs, elle se cherchait des cheveux blancs, rabrouait les enfants. Pierre n'était qu'un bon à rien qui finirait mal, Lili une empotée, la Nouche une sale pisseuse, et Daniel une montagne d'embrouilles, avec tous ses mensonges. Lorsqu'elle s'avisa que ce dernier faisait de véritables efforts pour apprendre ses leçons, elle s'énerva :
« Tu étudies maintenant! Qu'est-ce que tu mijotes, hein?
— Rien, 'man, c'est à cause de la nouvelle maîtresse, quand on a mal appris, ce qu'elle peut inventer! Elle est drôlement forte ma maîtresse, plus forte que tout le monde! Et elle a de ces idées… Mais depuis qu'elle sort avec Pierre, elle me rate jamais, vu qu'elle veut montrer que je suis pas son chouchou.
— Eh! il aurait pu me le dire. Une institutrice… on se met bien dans la famille. Elle est jeune au moins? s'inquiéta Gina qui pensait aux vieilles millionnaires de fin de mois.
— Bof! comme lui, quoi! mais elle est drôlement chouette…»
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Présentations
Présentations
Quand s'effilochaient les ors, s'éventaient les épices de ses enfances rêvées, Madi se sentait bien à l'étroit dans la vie réelle. Un beau destin ressemblait à son avis à un habit d'arlequin, et comme un jeu de gosses fantasques, il se conjuguait au conditionnel:
Ici, ce serait la vie d'artiste, j'entrerais en piste en marchant sur les mains ;
Ici, ce serait la vie de château, je sonnerais Gabriel pour déplacer l'échelle de la bibliothèque;
Encore ici, la vie dangereuse, j'escaladerais les gouttières comme une ombre, avec ma carte de visite blanche entre les dents;
Puis ici, la vie moderne, j'inventerais un robinet à retenir le temps et j'aurais le prix Nobel;
La vie mystique, je serais abbesse et bienheureuse;
La vie de bohème, je fréquenterais des gens sublimes;
La vie aventureuse… Vies simultanées, multiples, magiques! Madi solitaire dans sa chambre trop petite et sa jeunesse déjà trop courte, se languissait d'une existence chatoyante. Sur elle pleuvait le silence, froid, insupportable. Avant de connaître Pierre, elle se versait alors deux ou trois doigts de cognac, histoire de se dilater le cœur, mais ensuite elle s'effrayait de boire, elle se croyait une fille perdue. Ces moments d'amertume devenaient plus rares depuis que Pierre passait ses soirées et ses dimanches avec elle. Ils allaient au cinéma, ils s'embrassaient, ils faisaient l'amour, elle corrigeait des piles de cahiers, préparait ses cours, il lisait allongé sur le lit, elle écrivait en province à ses père, mère, frère et sœur, ils marchaient d'un bout de Paris à l'autre, il bricolait le vieux téléviseur à lampes récupéré pour Madi dans les bennes par monsieur Bouquet, elle fabulait, il l'écoutait béat. Ils étaient plutôt sages en somme. Une fois, afin de satisfaire à la prière de ses parents, Madi rendit visite à ses cousins de Montmartre. Elle entraîna Pierre et le présenta ainsi :
« Pierre mon fiancé, parachutiste…»
Quand ils repartirent, Pierre furieux demanda si elle avait déjà vu un parachutiste coiffé à la mode punk, et si elle prenait ses cousins pour des idiots. Elle jura qu'ils devaient être très contents qu'elle fût fiancée à un fonctionnaire.
« C'est la sécurité de l'emploi, tu saisis?»
Pierre à son tour aurait voulu que Madi connaisse sa famille, cependant elle inventait toujours des prétextes qui empêchaient la rencontre. Madi se méfiait. Elle trouvait Pierre beau, pas bête, gentil, mais anormalement évasif et trouble sur ses activités, alors qu'elle le devinait sans travail la plupart du temps. Elle pressentait aussi la pauvreté indécrottable des Martinet, et l'éventualité d'un rapprochement avec eux la rendait circonspecte. Vers quelle bourbe mouvante risquait-elle de se laisser attirer?
Aux vacances de Noël, Madi disparut sans crier gare. Pierre reçut une vue du château de Pau postée de Mourenx-Ville-Nouvelle, avec une ligne tendre: «Je t'aime, je t'embrasse partout.». Il perdit l'appétit, recommença à souffrir des maux imaginaires dont on n'entendait plus parler depuis qu'il était amoureux. Il devint irascible et fétichiste. Il s'enfermait dans la chambre pour disséquer les cahiers, les classeurs de Daniel, à la recherche d'une annotation de la main de l'institutrice, d'une simple biffure, devant lesquelles il s'extasiait longuement. Daniel observait d'un oeil incrédule la passion soudaine de Pierre pour l'histoire de France, la géographie, les sciences naturelles, ou l'arithmétique. Il admirait son grand frère, parce qu'il était grand justement, et libre, et décontracté, et qu'il pouvait embrasser la maîtresse, cette star du tableau vert, sans risquer de conjuguer à tous les temps de l'indicatif: «je suis un garçon poli, pour faire un câlin avec la maîtresse, je demande la permission». Mais ce nouveau goût pervers pour les cahiers scolaires ne lui disait rien qui vaille. La cohabitation devenait pénible, Pierre gardait la lumière allumée la nuit jusqu'à des heures terribles, il injuriait Daniel, le bousculait au moindre soupir, il bouleversait son placard, un vrai barbare, à la recherche de nouveaux écrits de Madi, et reprochait au gamin d'avoir oublié des affaires à l'école. De guerre lasse, Daniel emprunta les cahiers de Malik, puis ceux d'Alfonso, de Laurent. Pierre déchira sans vergogne une page de rédaction de ce dernier, particulièrement riche en zébrures rouges, points d'exclamations, notes marginales, et rehaussée surtout de trois phrases autographes de Madi. Cette indélicatesse provoqua une dispute entre Laurent et Daniel.
Les gamins jouaient comme d'habitude à l'étage des Africains, ils tétaient à tour de rôle la chienne d'Alfonso, une brave bâtarde qui nourrissait déjà six chiots par ailleurs, lorsque Laurent, qui venait de découvrir le vol, arriva furieux. Il traita son ami de tous les noms, l'accusa de vouloir sa perte à la prochaine inspection des cahiers. Ils en vinrent aux mains, roulèrent sur le palier. Laurent, rond et lourd comme un poulet de batterie, aurait rossé son adversaire, sans l'intervention de Coucoureux, le vieux du sixième, arrivé clopin-clopant sur sa jambe de bois.
Homme rugueux, cet ancien couvreur qui s'était un jour écrasé sur une verrière après une chute de vingt mètres, habitait l'immeuble depuis cinquante ans. Il vivait avec sa femme sous les toits, malgré son infirmité, et refusait farouchement de quitter son appartement parce qu'il aimait regarder la vie de haut. D'un bout de l'année à l'autre, on l'entendait pester dans l'escalier contre le laisser-aller du voisinage. On l'appelait le vieux coucou, quelquefois sans intention désobligeante. Sa figure balafrée et son pilon de bois inquiétaient un peu les gosses, mais pas trop, à cause des bonbons qu'il distribuait à l'occasion pour faire oublier ses coups de gueule.
« Allez vous étriper ailleurs, sale engeance!»
Du bout de sa béquille, Coucoureux rétablit l'ordre à l'étage, puis poursuivit son escalade, maugréant. Daniel et Laurent se boudèrent plusieurs jours, mais se réconcilièrent le matin de la rentrée sur le chemin de l'école.
Dans la joie des retrouvailles, Madi se laissa enfin attirer chez les Martinet. Après la dépense des fêtes de fin d'année, ces derniers eurent de la peine à organiser un repas digne d'une fiancée institutrice, pourtant chacun fit son grand et son petit possible: Pierre se procura, on ne sut trop comment, une énorme boîte de choucroute pour collectivité; Simon et Lili offrirent le vin blanc grâce à leurs maigres pourboires; Gina fit une tarte au sucre, et Daniel lui-même ramena un pot de crème de chocolat à la noisette. Ce geste généreux lui valut des questions embarrassantes des parents, il le regretta.
C'était un dimanche de janvier, la pluie crépitait sur les vitres de la salle à manger. Gina attendait Madi, comme une sportive attend l'épreuve. Elle l'accueillit l'oeil en éclat, la poitrine agressive, la fesse hautaine. La petite était maîtresse d'école, soit, et l'instruction une belle chose, mais Gina n'entendait pas se laisser intimider. Nantie de son seul certificat d'études, elle pourrait en remontrer sur bien des points à la jeunette. Gina offrit un gros baiser à chaque joue rose de Madi. Elle la détailla de face, la fit virevolter pour contempler son dos, l'air approbateur. Lili, le regard en dessous, admirait Madi, se demandait si elle deviendrait un jour aussi jolie. Daniel se faisait tout petit dans l'espoir qu'on l'oublierait, les adultes ont la mauvaise habitude de combler leurs silences avec des considérations scolaires sur les enfants. Simon trouva Madi mignonne à souhait, il présentait son meilleur profil, prêt à évoquer incidemment quelques unes de ses lectures. Gina ne lui en laissa pas le temps. Elle prit la parole et ne l'abandonna plus. Elle allait, venait de la cuisine à la salle à manger, le verbe haut, ininterrompu, elle trônait au bout de la table, sa présence emplissait l'appartement.
« Vous êtes jeune, mademoiselle Madi, et jolie, alors profitez du bon temps, vous mariez pas trop vite! Remarquez, même avec un mari, la femme qui essaie plus de plaire devient filasse et sac de pommes de terre. Vous êtes pas de mon avis?
— Oui, madame.
— Mon Pierre est un beau gars bien gentil, mais pour le reste, il serait plutôt bon à rien, il trimballe une flemme!
— 'Man! s'écria Pierre.
— Oui mon grand, mademoiselle Madi me reprochera pas de vanter la marchandise. Remarquez mademoiselle Madi, le reste de la famille vaut à peine mieux: Lili est tout empêtrée de ses quinze ans, Daniel ment même quand il dort, Simon…
— Gina!
— Eh, quoi! Simon bon époux, bon père, est sans ambition. Si j'étais l'homme de la maison, à cette heure je serais directeur de banque. Dans la vie, faut vouloir beaucoup pour obtenir un peu. J'ai toujours tout voulu.»
Personne d'autre ne réussit à placer un mot durant le repas. Tous regardaient Gina, médusés. On arriva au café, elle les saoulait encore de paroles. Ce que voulait Gina à présent, c'était parler du bonheur qui s'apprend ailleurs que dans les livres de classe. Elle devenait confuse. Cherchez le bonheur, il est toujours quelque part, avait-elle envie de dire sans y parvenir, peut-être parce qu'elle les sentait trop différents d'elle: la Nouche et Daniel trop petits, Lili trop rageuse, Pierre trop égoïste, Simon content de son trou, et cette Madi que Gina devinait insatisfaite.
«Y savent pas ce qui est bon, ils sont mal faits! »
Elle s'humectait les lèvres d'un coup de langue, et se contentait de leur rapporter les petites choses de la vie quotidienne dans laquelle elle cueillait le meilleur. Une succession de faits qu'elle égrenait sans reprendre souffle, ou si peu.
La naissance de Lili —la première fille que Simon ne se lassait pas de bercer—, une nuit d'août passée en famille sur un banc pour voir les étoiles filantes, le permis de conduire de Pierre, la guérison de Daniel après sa méningite, la robe blanche à volants que Simon lui avait offerte… tant de choses encore, un souvenir en appelait un autre. Gina parlait toujours lorsque Madi et Pierre prirent la fuite, le temps qu'elle respire. La porte fermée sur eux, Gina souffla bruyamment et dit haletante :
« Maintenant les enfants, laissez-moi me reposer, je suis morte.
— Positivement, qu'est-ce qu'il t'a pris, ma Gina?
— On allait pas s'en laisser imposer par une maîtresse d'école, non? »
(À suivre)
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