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jeudi 12 juin 2008

La vie, Lili ! (chapitre 5)

5 —Madi

« L'école est fermée, mademoiselle.
— Je suis la nouvelle institutrice, j'ai rendez-vous avec monsieur Bouquet.
— Dans ce cas… »
Le concierge la guida vers les appartements privés du directeur de l'école. M. Bouquet accueillit Madi avec un certain embarras, dans un recoin du vestibule encombré de chaises et de potiches remplies de vieux parapluies, depuis le tom-pouce de dame jusqu'au pépin de majordome. Au delà, on apercevait la salle de séjour où Mme Bouquet repassait, tandis que deux enfants béaient devant le téléviseur allumé. On y voyait aussi des armoires sans portes alignées côte à côte le long des murs.
Madi informa le directeur que le rectorat venait de la nommer institutrice pour remplacer Mlle Baral.
« Alors vous êtes Madi Lacroux, je vous attendais. Où pourrais-je vous recevoir, voyons ? »
Le directeur jeta par dessus son épaule un regard perplexe.
« L'appartement est exigu… la bibliothèque peut-être, à moins que nous ne descendions à mon bureau ? »
Madi trouva que ce serait plus agréable dans la bibliothèque, elle ne voulait pas déranger cependant.
« Du tout! Venez. »
Dans le séjour, les armoires sans portes, ainsi que d'autres vieux meubles invisibles depuis le vestibule, comme un cloutier, un buffet vitré et trois ou quatre guéridons, croulaient sous un bric-à-brac époustouflant. Madi qui n'osait pas le détailler, aperçut du coin de l'oeil des piles de boîtes en fer illustrées, des outils anciens et des quantités d'animaux en porcelaine…
Le directeur présenta son épouse et ses enfants.
« Je vous surprends en plein déménagement », s'excusa Madi auprès de Mme Bouquet, qui sourit d'un air absent et baissa le nez sur son repassage.
Le directeur rougit et entraîna la jeune fille. Ils traversèrent une chambre à coucher plongée dans la pénombre, où ils durent se faufiler entre le mobilier et des échafaudages de valises posées sur le plancher. Enfin, M. Bouquet la fit entrer dans une petite pièce sans fenêtre, tapissée de livres du sol jusqu'au plafond. Il y avait là une échelle de bambou, une table basse et deux fauteuils de rotin.
« Voici mon refuge, prenez place. »
Dès que Madi fut installée, il reprit avec un rire gamin :
« J'hésite toujours à recevoir des collègues chez moi, à cause du désordre. Ma femme déplore mon goût de la récupération, mais que voulez-vous, je suis incapable de résister à la vue d'une vieillerie amusante.
— Moi aussi, j'adore fouiller aux puces, bien que j'achète rarement.
— Oh! je ne songeais pas au marché aux puces, les prix y sont exorbitants. Non, ma passion, voyez-vous, ce sont les bennes. »
M. Bouquet expliqua qu'il était un adepte de la récupération dans ces grandes bennes vertes disséminées à travers la capitale, afin de permettre aux Parisiens de se débarrasser des objets encombrants. Lyrique, le directeur déclara que les bennes sont notre ultime jungle, la dernière savane, la dernière banquise où le citoyen ordinaire peut s'offrir à bon compte des frissons d'explorateur.
« C'est inimaginable les trésors que les gens abandonnent là-dedans! Quelquefois, sans qu'il soit nécessaire de farfouiller, vous trouvez au sommet d'un tas de débris un meuble ancien intact, un sac de livres, un lot de boîtes vides… »
M. Bouquet se piquait de connaître toutes les bennes de Paris. Le directeur de l'école courait la benne par les nuits bien sèches —la pluie gâte le plaisir. Autour d'un tas de rebuts, il lui arrivait de nouer des relations,
« On rencontre souvent les mêmes têtes, on bavarde entre habitués. J'ai fait la connaissance d'un sculpteur et d'un agent de ville, bien que la fouille des bennes soit à présent interdite, d'une pharmacienne, d'un journaliste, et le croiriez-vous ? d'un inspecteur de l'éducation nationale. »
Avec la pharmacienne, un soir, il avait partagé un lot de cinq armoires à glace, provenant certainement d'un hôtel en démolition.
« Mon gros souci, mis à part le transport, c'est le manque de place. La cave est pleine de meubles démontés, et mon épouse proteste lorsque je ramène ici quelque trouvaille nouvelle. Heureusement que je loue une maison de campagne au nord de Paris… Mais je vous assomme avec ma petite marotte, parlons plutôt de vous. »
Madi assura que M. Bouquet l'intéressait au contraire beaucoup. D'une certaine façon, ses histoires lui rappelaient son enfance… Et voilà! Madi sentit qu'elle allait encore raconter des mensonges. C'était plus fort qu'elle, jamais elle ne pouvait résister au plaisir d'éblouir un auditeur complaisant.
« Mon grand-père chinait pour le compte d'un antiquaire lyonnais, et quelquefois il m'emmenait en tournée. Il était spécialisé dans le mobilier rustique d'une haute vallée des Alpes italiennes. Grand-père laissait son camion chez des paysans, au bout de la dernière route carrossable, on continuait en voiture à cheval. Vous imaginez la joie, pour une fillette de douze ou treize ans ! Il visitait les hameaux, les fermes écartées. Les gens du pays le connaissaient, ils le laissaient fouiner partout, mais au moment de conclure l'affaire, la discussion n'en finissait plus. Moi, je m'endormais sur un banc au coin de la cheminée. A la fin, nous redescendions avec des trésors, grand-père chantait. Que d'aventures nous avons vécues ! Attaques de brigands, poursuites de douaniers, et même un ours qui s'est jeté sur le cheval.
— Un ours dans les Alpes ? tiens, tiens!
— Grand-père l'a tué d'un coup de fusil en pleine tête.
— J'aurais aimé avoir un grand-père tel que le vôtre. »
Madi sourit et se balança d'avant en arrière d'un air modeste, faisant craquer le fauteuil de rotin. Elle se dit, nostalgique, qu'elle aussi aurait adoré ça. Quel dommage que son grand-père fut mort avant sa naissance !
Monsieur Bouquet rêva un moment. Il tiraillait les touffes de poils de ses oreilles, les commissures de ses lèvres frémissaient, comme si un sourire menaçait de les tirer vers le haut. Il trouvait Madi piquante, jolie, et si jeune de croire qu'il pouvait avaler ses bobards !
« C'est votre premier poste d'enseignante, mademoiselle Lacroux ?
— Oui.
— Vous aurez ici une classe délicate, des enfants turbulents et un peu trop imaginatifs… La collègue que vous remplacez a déclaré forfait, mais avec vous, je sens que tout ira bien désormais. Ils vont trouver à qui parler…
— Vous croyez?
— J'en suis certain. Vous êtes précisément la personne qu'il nous fallait. Que diriez-vous d'un petit Martini pour fêter votre arrivée ? »

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