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Un espace pour respirer et me souvenir de ce que j'aime… Un lieu aussi où nous serons deux à nous exprimer, Marcelle et Jean-Louis.
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jeudi 11 décembre 2008

La vie, Lili ! chapitres 10 et 11

10
Fins de mois

Il faisait de plus en plus froid et cependant on n'avait pas encore vu la neige, le sac ventru de l'hiver déverser sa fête dans la nuit de Paris, le vieux ciel qui pétille, tout gai, et les phares qui poudroient, les enfants épatés, les amoureux aux anges, les râleurs crottés jusqu'aux chevilles…
Dès le vingt du mois, chez les Martinet, on attendait des jours meilleurs. Simon aimait les frites, le saucisson, les bons fromages, Gina les plats gratinés riches en gruyère, les enfants la viande et les desserts, la Nouche les fanes de radis, les salades, les feuilles de choux —ces dernières fantaisies n'étaient pas les plus coûteuses. Dans la première quinzaine, on mangeait une fois rôti, une fois bouilli, avec des macaronis rissolés et de la crème au dessert, ou bien du baba au rhum, des tartes aux pommes. Simon avait ses frites, Gina ses crêpes au fromage. Le bœuf s'accommodait tantôt en grillades de viandes hachées reconstituées, tantôt en daube ou en pot-au-feu. Les poules allaient au bouillon, le ventre rempli de farce, les poulets se rôtissaient avec des frites ou de la purée. Après le vingt du mois, finies ces douceurs! Le même bout de poitrine fumée agrémentait du bouillon de pommes de terre et de carottes plusieurs jours d'affilée, puis il parfumait les haricots ou le riz. Pendant ces repas sans faste, Gina les yeux langoureux, évoquait des noms de plats auxquels ils n'avaient jamais goûté: rognons madère, homard à l'américaine, chevreau aux morilles. Ça faisait passer les haricots.
« Un de ces jours, 'pa, j'épouse une vieille millionnaire et je mange des entrecôtes épaisses comme ça à tous les repas. Pour se refaire une santé, je connais rien de mieux, je me sens une drôle de faiblesse dans les jambes et puis j'ai le dos qui picote…»
Simon haussait les épaules. En fin de mois, Pierre rêvait toujours de millionnaire et d'entrecôte, tandis que ses maladies imaginaires connaissaient un regain.
« Entre dans un garage, apprends sérieusement le métier. Un vrai mécano, à mon bon savoir, c'est bien payé.
— Je dirais pas non, si j'avais la santé, 'pa.
— Fais-toi analyser, que t'as peut-être le sida? s'inquiétait brusquement Gina.
— Je l'ai fait, tu penses! on m'a rien trouvé.»
Parfois, Daniel ramenait de l'étage au dessous du gigot, ou un beau morceau de mouton. Daniel et Malik étaient inséparables, et quand les Algériens faisaient la fête, ils oubliaient rarement d'offrir quelque chose aux Martinet. Gina de son côté envoyait de la tarte et du cake lorsque la paie rentrait, mais avec ces diables de gens, on se trouvait toujours en retard d'une gentillesse. Cela ennuyait Gina qui n'aimait pas les Arabes. Elle embrassait volontiers Malik ou Yasmina sa soeur, parce qu'ils étaient de beaux enfants, mais elle se méfiait des adultes.
«Y sont pas forcément tous méchants ni malhonnêtes, mais y sont pas comme nous, pensait Gina. Les Français en France, les étrangers au Sahara, on n'aurait plus de bagarre, et Pierre trouverait du travail!»
Elle se gardait de parler comme ça en famille. Daniel pousserait des hurlements de chagrin, Pierre, qui portait toujours sa petite main «touche pas à mon pote » au col de la chemise, partirait en claquant la porte, quant à Simon, il se fâcherait au point de ne plus lui adresser la parole pendant deux jours. Il avait ses idées, Simon. Lili, folle de son père comme elle était, acquiesçait de confiance à ses discours. En tout cas, Gina restait sur ses positions, parce que pour en changer, il aurait fallu se poser des questions, et c'était plus simple sans.
Les dix derniers jours du mois, Gina guettait avec inquiétude un éternuement, le moindre signe de refroidissement chez la Nouche. La petite choisissait toujours cette période pour tomber malade, des coups de fièvre à cause du nez, des oreilles, de la gorge, de la colique… Le docteur Chamoun faisait crédit, mais la pharmacie… Gina vivait l'attente de la paie dans la morosité, ses joues devenaient moins roses, ses yeux moins vifs, elle se cherchait des cheveux blancs, rabrouait les enfants. Pierre n'était qu'un bon à rien qui finirait mal, Lili une empotée, la Nouche une sale pisseuse, et Daniel une montagne d'embrouilles, avec tous ses mensonges. Lorsqu'elle s'avisa que ce dernier faisait de véritables efforts pour apprendre ses leçons, elle s'énerva :
« Tu étudies maintenant! Qu'est-ce que tu mijotes, hein?
— Rien, 'man, c'est à cause de la nouvelle maîtresse, quand on a mal appris, ce qu'elle peut inventer! Elle est drôlement forte ma maîtresse, plus forte que tout le monde! Et elle a de ces idées… Mais depuis qu'elle sort avec Pierre, elle me rate jamais, vu qu'elle veut montrer que je suis pas son chouchou.
— Eh! il aurait pu me le dire. Une institutrice… on se met bien dans la famille. Elle est jeune au moins? s'inquiéta Gina qui pensait aux vieilles millionnaires de fin de mois.
— Bof! comme lui, quoi! mais elle est drôlement chouette…»




11
Présentations

Quand s'effilochaient les ors, s'éventaient les épices de ses enfances rêvées, Madi se sentait bien à l'étroit dans la vie réelle. Un beau destin ressemblait à son avis à un habit d'arlequin, et comme un jeu de gosses fantasques, il se conjuguait au conditionnel:
Ici, ce serait la vie d'artiste, j'entrerais en piste en marchant sur les mains ;
Ici, ce serait la vie de château, je sonnerais Gabriel pour déplacer l'échelle de la bibliothèque;
Encore ici, la vie dangereuse, j'escaladerais les gouttières comme une ombre, avec ma carte de visite blanche entre les dents;
Puis ici, la vie moderne, j'inventerais un robinet à retenir le temps et j'aurais le prix Nobel;
La vie mystique, je serais abbesse et bienheureuse;
La vie de bohème, je fréquenterais des gens sublimes;
La vie aventureuse… Vies simultanées, multiples, magiques! Madi solitaire dans sa chambre trop petite et sa jeunesse déjà trop courte, se languissait d'une existence chatoyante. Sur elle pleuvait le silence, froid, insupportable. Avant de connaître Pierre, elle se versait alors deux ou trois doigts de cognac, histoire de se dilater le cœur, mais ensuite elle s'effrayait de boire, elle se croyait une fille perdue. Ces moments d'amertume devenaient plus rares depuis que Pierre passait ses soirées et ses dimanches avec elle. Ils allaient au cinéma, ils s'embrassaient, ils faisaient l'amour, elle corrigeait des piles de cahiers, préparait ses cours, il lisait allongé sur le lit, elle écrivait en province à ses père, mère, frère et sœur, ils marchaient d'un bout de Paris à l'autre, il bricolait le vieux téléviseur à lampes récupéré pour Madi dans les bennes par monsieur Bouquet, elle fabulait, il l'écoutait béat. Ils étaient plutôt sages en somme. Une fois, afin de satisfaire à la prière de ses parents, Madi rendit visite à ses cousins de Montmartre. Elle entraîna Pierre et le présenta ainsi :
« Pierre mon fiancé, parachutiste…»
Quand ils repartirent, Pierre furieux demanda si elle avait déjà vu un parachutiste coiffé à la mode punk, et si elle prenait ses cousins pour des idiots. Elle jura qu'ils devaient être très contents qu'elle fût fiancée à un fonctionnaire.
« C'est la sécurité de l'emploi, tu saisis?»
Pierre à son tour aurait voulu que Madi connaisse sa famille, cependant elle inventait toujours des prétextes qui empêchaient la rencontre. Madi se méfiait. Elle trouvait Pierre beau, pas bête, gentil, mais anormalement évasif et trouble sur ses activités, alors qu'elle le devinait sans travail la plupart du temps. Elle pressentait aussi la pauvreté indécrottable des Martinet, et l'éventualité d'un rapprochement avec eux la rendait circonspecte. Vers quelle bourbe mouvante risquait-elle de se laisser attirer?
Aux vacances de Noël, Madi disparut sans crier gare. Pierre reçut une vue du château de Pau postée de Mourenx-Ville-Nouvelle, avec une ligne tendre: «Je t'aime, je t'embrasse partout.». Il perdit l'appétit, recommença à souffrir des maux imaginaires dont on n'entendait plus parler depuis qu'il était amoureux. Il devint irascible et fétichiste. Il s'enfermait dans la chambre pour disséquer les cahiers, les classeurs de Daniel, à la recherche d'une annotation de la main de l'institutrice, d'une simple biffure, devant lesquelles il s'extasiait longuement. Daniel observait d'un oeil incrédule la passion soudaine de Pierre pour l'histoire de France, la géographie, les sciences naturelles, ou l'arithmétique. Il admirait son grand frère, parce qu'il était grand justement, et libre, et décontracté, et qu'il pouvait embrasser la maîtresse, cette star du tableau vert, sans risquer de conjuguer à tous les temps de l'indicatif: «je suis un garçon poli, pour faire un câlin avec la maîtresse, je demande la permission». Mais ce nouveau goût pervers pour les cahiers scolaires ne lui disait rien qui vaille. La cohabitation devenait pénible, Pierre gardait la lumière allumée la nuit jusqu'à des heures terribles, il injuriait Daniel, le bousculait au moindre soupir, il bouleversait son placard, un vrai barbare, à la recherche de nouveaux écrits de Madi, et reprochait au gamin d'avoir oublié des affaires à l'école. De guerre lasse, Daniel emprunta les cahiers de Malik, puis ceux d'Alfonso, de Laurent. Pierre déchira sans vergogne une page de rédaction de ce dernier, particulièrement riche en zébrures rouges, points d'exclamations, notes marginales, et rehaussée surtout de trois phrases autographes de Madi. Cette indélicatesse provoqua une dispute entre Laurent et Daniel.
Les gamins jouaient comme d'habitude à l'étage des Africains, ils tétaient à tour de rôle la chienne d'Alfonso, une brave bâtarde qui nourrissait déjà six chiots par ailleurs, lorsque Laurent, qui venait de découvrir le vol, arriva furieux. Il traita son ami de tous les noms, l'accusa de vouloir sa perte à la prochaine inspection des cahiers. Ils en vinrent aux mains, roulèrent sur le palier. Laurent, rond et lourd comme un poulet de batterie, aurait rossé son adversaire, sans l'intervention de Coucoureux, le vieux du sixième, arrivé clopin-clopant sur sa jambe de bois.
Homme rugueux, cet ancien couvreur qui s'était un jour écrasé sur une verrière après une chute de vingt mètres, habitait l'immeuble depuis cinquante ans. Il vivait avec sa femme sous les toits, malgré son infirmité, et refusait farouchement de quitter son appartement parce qu'il aimait regarder la vie de haut. D'un bout de l'année à l'autre, on l'entendait pester dans l'escalier contre le laisser-aller du voisinage. On l'appelait le vieux coucou, quelquefois sans intention désobligeante. Sa figure balafrée et son pilon de bois inquiétaient un peu les gosses, mais pas trop, à cause des bonbons qu'il distribuait à l'occasion pour faire oublier ses coups de gueule.
« Allez vous étriper ailleurs, sale engeance!»
Du bout de sa béquille, Coucoureux rétablit l'ordre à l'étage, puis poursuivit son escalade, maugréant. Daniel et Laurent se boudèrent plusieurs jours, mais se réconcilièrent le matin de la rentrée sur le chemin de l'école.

Dans la joie des retrouvailles, Madi se laissa enfin attirer chez les Martinet. Après la dépense des fêtes de fin d'année, ces derniers eurent de la peine à organiser un repas digne d'une fiancée institutrice, pourtant chacun fit son grand et son petit possible: Pierre se procura, on ne sut trop comment, une énorme boîte de choucroute pour collectivité; Simon et Lili offrirent le vin blanc grâce à leurs maigres pourboires; Gina fit une tarte au sucre, et Daniel lui-même ramena un pot de crème de chocolat à la noisette. Ce geste généreux lui valut des questions embarrassantes des parents, il le regretta.
C'était un dimanche de janvier, la pluie crépitait sur les vitres de la salle à manger. Gina attendait Madi, comme une sportive attend l'épreuve. Elle l'accueillit l'oeil en éclat, la poitrine agressive, la fesse hautaine. La petite était maîtresse d'école, soit, et l'instruction une belle chose, mais Gina n'entendait pas se laisser intimider. Nantie de son seul certificat d'études, elle pourrait en remontrer sur bien des points à la jeunette. Gina offrit un gros baiser à chaque joue rose de Madi. Elle la détailla de face, la fit virevolter pour contempler son dos, l'air approbateur. Lili, le regard en dessous, admirait Madi, se demandait si elle deviendrait un jour aussi jolie. Daniel se faisait tout petit dans l'espoir qu'on l'oublierait, les adultes ont la mauvaise habitude de combler leurs silences avec des considérations scolaires sur les enfants. Simon trouva Madi mignonne à souhait, il présentait son meilleur profil, prêt à évoquer incidemment quelques unes de ses lectures. Gina ne lui en laissa pas le temps. Elle prit la parole et ne l'abandonna plus. Elle allait, venait de la cuisine à la salle à manger, le verbe haut, ininterrompu, elle trônait au bout de la table, sa présence emplissait l'appartement.
« Vous êtes jeune, mademoiselle Madi, et jolie, alors profitez du bon temps, vous mariez pas trop vite! Remarquez, même avec un mari, la femme qui essaie plus de plaire devient filasse et sac de pommes de terre. Vous êtes pas de mon avis?
— Oui, madame.
— Mon Pierre est un beau gars bien gentil, mais pour le reste, il serait plutôt bon à rien, il trimballe une flemme!
— 'Man! s'écria Pierre.
— Oui mon grand, mademoiselle Madi me reprochera pas de vanter la marchandise. Remarquez mademoiselle Madi, le reste de la famille vaut à peine mieux: Lili est tout empêtrée de ses quinze ans, Daniel ment même quand il dort, Simon…
— Gina!
— Eh, quoi! Simon bon époux, bon père, est sans ambition. Si j'étais l'homme de la maison, à cette heure je serais directeur de banque. Dans la vie, faut vouloir beaucoup pour obtenir un peu. J'ai toujours tout voulu.»
Personne d'autre ne réussit à placer un mot durant le repas. Tous regardaient Gina, médusés. On arriva au café, elle les saoulait encore de paroles. Ce que voulait Gina à présent, c'était parler du bonheur qui s'apprend ailleurs que dans les livres de classe. Elle devenait confuse. Cherchez le bonheur, il est toujours quelque part, avait-elle envie de dire sans y parvenir, peut-être parce qu'elle les sentait trop différents d'elle: la Nouche et Daniel trop petits, Lili trop rageuse, Pierre trop égoïste, Simon content de son trou, et cette Madi que Gina devinait insatisfaite.
«Y savent pas ce qui est bon, ils sont mal faits! »
Elle s'humectait les lèvres d'un coup de langue, et se contentait de leur rapporter les petites choses de la vie quotidienne dans laquelle elle cueillait le meilleur. Une succession de faits qu'elle égrenait sans reprendre souffle, ou si peu.
La naissance de Lili —la première fille que Simon ne se lassait pas de bercer—, une nuit d'août passée en famille sur un banc pour voir les étoiles filantes, le permis de conduire de Pierre, la guérison de Daniel après sa méningite, la robe blanche à volants que Simon lui avait offerte… tant de choses encore, un souvenir en appelait un autre. Gina parlait toujours lorsque Madi et Pierre prirent la fuite, le temps qu'elle respire. La porte fermée sur eux, Gina souffla bruyamment et dit haletante :
« Maintenant les enfants, laissez-moi me reposer, je suis morte.
— Positivement, qu'est-ce qu'il t'a pris, ma Gina?
— On allait pas s'en laisser imposer par une maîtresse d'école, non? »
(À suivre)

samedi 15 novembre 2008

La vérité en quelques lignes sur Yvonne Ruchel.

A proprement parler, la troisième femme de Gontran n'a été en aucune façon la troisième femme de sa vie, quoique son passage fulgurant y ait laissé un souvenir impérissable. La seule chose que l'on pourrait dire à l'appui d'un décompte aussi discutable, serait qu'Yvonne Ruchel fut réellement la troisième conquête de Gontran le boiteux reçue dans l'intimité de la famille, admise à partager sa chambre de l'hôtel Poussegrain. D'abord Gontran ne l'épousa point. Ensuite, il avait eu bien d'autres aventures en ville avant elle. Enfin, Yvonne Ruchel était le pseudonyme d'un homme travesti. Il faut bien dire un jour la vérité sur le cas d'Yvonne Ruchel.
Cette personne fit entrer le sens de l'horreur et de la perversion dans une maison encline par dessus tout à la mesure. Yvonne Ruchel était peintre, elle jouissait même d'une petite réputation parmi les voyous adonnés au cubisme analytique. La première des deux nuits où Gontran l'introduisit au sein de sa vaste famille, il se passa peut-être des choses choquantes, mais rien du moins n'en rejaillit sur des innocents. Par contre, la nuit suivante, les plus sales instincts de cette personne se déchaînèrent à l'encontre du portrait en pied de Julie Poussegrain, accroché dans l'escalier, noble et belle figure d'ancêtre saisie en pleine jeunesse par la brosse d'un talentueux anonyme du XIXeme siècle. Portrait d'une telle vérité, si vivant, qu'il hurla de désespoir et de douleur jusqu'au matin, mais nul ne l'entendit car Yvonne Ruchel avait drogué tout le monde.
L'agression consista à édifier à la peinture à l'huile, autour de la victime, un appareil de cubes habilement imbriqués, puis à assener de larges aplats géométriques sur toute la surface encore libre du tableau, ne laissant subsister qu'une fenêtre par où apparaissait une moitié de visage défiguré au couteau, pâteux, ainsi qu'un œil agrandi de terreur. Le tout dans les tons bruns et gris sinistres.
Son forfait accompli, cette personne, qui semblait n'avoir séduit le malheureux Gontran qu'à cette fin, disparut.
Le vieux Juste Poussegrain faillit en mourir d'affliction, la famille dut transporter d'urgence le tableau à l'atelier de restauration du Louvre, où il demeura près d'un an en traitement. Au cours des soins, on découvrit que sous la jupe originelle du portrait, un pied manquait inexplicablement, soit que l'artiste eut manqué de temps, pressé de reproduire le vêtement, soit qu'il se fut plus simplement trouvé à cours de pigments carnés. A la demande de la famille, le restaurateur peignit une prothèse si parfaite que rien ne permit par la suite de distinguer l'ancien pied du nouveau.

9 —Rêves scolaires

A l'école, Madi et sa classe voguaient dans un délire organisé vers une année scolaire satisfaisante. M. Bouquet n'en revenait pas. En souvenir de Mlle Baral, il estimait de son devoir d'entourer la nouvelle institutrice de sa sollicitude, comme on doit assistance à l'innocence en péril. Il demandait la permission d'entrer un moment, il écoutait réciter les leçons. Il s'en allait ébouriffé, un sourire errait sur ses lèvres longtemps après sa sortie. Certes, il déplorait que Napoléon se fût lancé dans la campagne de Russie à la seule fin de ramener une pierre de lune, grosse comme un œuf, à sa belle amie, qui n'était autre, évidemment, qu'une lointaine aïeule de Madi. Tant de morts pour une simple question de cœur! Mais après tout, pourquoi la jeune institutrice ne descendrait-elle pas en ligne directe de Christophe Colomb et d'une princesse caraïbe, du moment que les enfants apprenaient l'Histoire? En Australie où gambadaient les kangourous, Madi possédait naguère trois mille moutons, le propriétaire d'une mine d'opales s'était épris d'elle. Il la poursuivait partout, laid, gros, vieux. Elle se réfugia chez les aborigènes qui vivent à l'âge de la pierre, puis lassée de mener une existence trop rude, elle choisit de revenir en France. Les enfants situaient l'Australie sur les cartes sans hésitation.
«D'ailleurs, ce ne sont pas mes oignons», se disait M. Bouquet. La classe se portait bien, la maîtresse aussi.
D'emblée, les enfants aimèrent que la nouvelle maîtresse, jeune, jolie, les considérât le matin avec la mine réjouie de quelqu'un qui se promet une bonne journée. Ça les changeait du regard âpre et inquiet de Mlle Baral. Madi mit vite les choses au point : dans la classe pas de chahut, sinon on faisait le piquet dehors, on était là pour apprendre en s'amusant autant que possible.
Une fois, Daniel et sa bande arrivèrent une demi-heure de retard à cause de la soeur invisible d'Alfonso. Ils faisaient tous ensemble des courses au Monoprix, quand elle avait disparu au moment de payer à la caisse. C'était seulement après de laborieuses explications qu'on les avait laissés repartir. Madi répliqua par son propre cousin invisible. Gourmand, il chapardait à la cuisine et elle se faisait punir à sa place. Il faut donc se méfier des personnes invisibles, parce qu'elles vous font du tort. Les retardataires copièrent cinquante fois qu'ils ne suivraient plus la soeur d'Alfonso au Monoprix, à cause de sa mauvaise habitude de se rendre invisible, ce qui compliquait la vie de tout le monde.
Pendant quelques jours, la classe sembla se replier pour réfléchir. Les enfants se montrèrent sages, presque discrets. Survint alors l'aventure du mort qui empêcha la plupart d'entre eux de réviser les exercices de multiplication, avec des virgules et des chiffres décimaux, pour être précis. Daniel Martinet résuma l'affaire à Madi. La veille, un mort que personne ne connaissait était tombé on ne savait d'où sur le store de l'oncle du cousin de Malik, marchand de légumes rue Montorgueil. Daniel mit des brodequins d'alpiniste au cadavre, ajouta pompiers, sirènes, police, toutes choses justifiant l'impossibilité de réviser ses leçons.
« Les morts provoquent de l'émoi, c'est bien naturel, dit Madi, mais cependant… Moi, quand j'avais dix-sept ans, juste à la veille de passer le bac, mes deux oncles sont morts ensemble.»
La classe était tout oreilles, Madi improvisa. Une mèche de cheveux masquait son oeil gauche quand elle baissait la tête, elle scandait ses phrases de petits coups de règle sur le bureau. Ces deux oncles, bagarreurs, mauvais sujets, ne se supportaient pas. La famille les recevait seulement au jour de l'an ; à table on veillait à les éloigner le plus possible l'un de l'autre… Or donc, à la veille du baccalauréat de Madi, les deux oncles se battirent en duel au revolver. Ils furent ramenés à la famille, tout morts et troués du haut en bas. Le père, la mère, les sœurs, les habillèrent avec de beaux costumes, des chapeaux pour cacher les trous, et des chaussures neuves que le père n'avait jamais pu mettre. On les étendit pour la nuit sur la grande table de la salle à manger à laquelle on mit les rallonges, parce que l'appartement manquait de lits. Madi tremblait en pensant au bac, elle relisait ses cours avec l'impression que tout se mélangeait dans sa tête. Le reste de la famille à peine couché, clac, clac! deux bruits secs résonnèrent sur le plancher. On trouva Nino, le plus jeune des oncles, sans chaussures. Elles étaient difficiles à enfiler, le père pesta:
« Tant pis pour ce bon à rien de Nino, il passera la nuit en chaussettes, il est temps pour les vivants de dormir.»
Le père ajouta que d'ailleurs, chaussures ou pas, la mort n'ôtait rien à Nino de son air désagréable. Ils retournèrent au lit, mais les lampes juste éteintes, un grand bruit de porcelaine cassée les fit accourir. Cette fois, le chapeau de Jackou s'était envolé sur le vaisselier. Tandis que la mère et les soeurs ramassaient tristement les belles assiettes et le sucrier de grand-mère en morceaux, le père recoiffait Jackou et faisait remarquer sa mine sournoise. Au milieu de la nuit, nouvelle alerte : Nino venait de tomber par terre. On le releva l'oeil tuméfié, la bouche mauvaise. Ensuite, Jackou bascula à son tour au milieu d'un fracas de chaises renversées. Alors la mère dit que c'était clair : les frères ne pouvaient pas davantage se supporter morts que vivants. On remonta Jackou sur la table; en plus des trous dans le crâne, il avait une bosse au front. On étendit Nino dans l'entrée. Il était quatre heures du matin quand la maison retrouva son calme. Et le lendemain, Madi passa brillamment le bac. Madi se leva pour aller au tableau. Elle écrivit :
Puisque deux morts n'empêchent pas de passer un examen, un mort n'empêche pas de faire des multiplications.
« Les enfants, c'est l'heure de grammaire. Conjuguez cette phrase à tous les temps de l'indicatif.»


Un jour, M. Bouquet retint Madi quelques minutes avant sa sortie.
« Mademoiselle Lacroux, je vous ai un peu délaissée ces temps derniers au profit de tâches administratives moins plaisantes, je vous l'assure. Comment trouvez-vous la classe, les enfants sont-ils difficiles?
— Au contraire monsieur, des écoliers inventifs, doués et si gentils!
— Tiens… Il est vrai que vous avez vos méthodes. Attention, je ne critique point, mais suivent-ils le programme?
— Nous sommes en avance, nous allons attaquer l'Afrique, les fractions et une petite révision de la guerre de Cent ans.
— Vous y avez de la famille?
— L'ancêtre d'une belle-sœur… en Afrique aussi d'ailleurs.
— C'est de la chance! Et ce fiancé dans les finances?
— J'ai rompu, il était trop sérieux.»
Madi, piquée par l'ironie aimable de M. Bouquet, haussa le ton et le questionna à propos des bennes; demeuraient-elles aussi fructueuses? Il répondit à voix basse qu'une caisse de boutons sans trous exceptée, il n'avait rien trouvé qui fût digne d'intérêt…

jeudi 18 septembre 2008

La vie, Lili ! Chapitres 7 et 8

7 —Pierre et Madi

Un jour, Pierre vit Madi sortir de son immeuble, elle portait un volumineux cartable. Il la suivit discrètement et découvrit qu'elle enseignait à l'école de la rue Dussoubs, celle de son petit frère. Dès lors, il se débrouilla pour arriver à l'heure de la sortie des classes. Au début, la nouvelle institutrice réussit à l'éviter, soit qu'elle restât à bavarder avec ses collègues après le départ des enfants, soit qu'elle passât rapidement devant lui avec un bref mouvement de tête poli pour filer entre ses doigts, pied léger.
« Qu'est-ce que tu fais là? s'étonna Daniel la première fois qu'il aperçut son frère.
— Je viens te chercher. Allez, ferme-là et rentre, j'attends quelqu'un. »
Daniel ensuite ne posa plus de question : il se postait au coin de la rue Réaumur et assistait, goguenard, aux approches et à l'insuccès de son frère.
Un soir, Pierre décida de forcer le sort. Quand la jeune fille parut à la suite des gamins, il fit un grand pas et barra son chemin.
« S'il vous plaît, Madi, je suis timide. Si vous n'y mettez pas un peu de bonne volonté, on n'arrivera jamais à se parler… J'ai envie de vous connaître.
— Ah, mais moi j'ignore si c'est réciproque! » dit-elle en fronçant les sourcils.
En réalité, elle pensait le contraire. Il semblait sorti d'un tableau de la Renaissance italienne, malgré sa coupe de cheveux bizarre. Elle demanda s'il était Vénitien. Il répondit que non, quoique à la réflexion rien ne s'y opposât. Ils marchaient côte à côte à pas retenus, comme intimidés de ce qui allait suivre.
« Mais nous avons tout de même beaucoup de pigeons dans le quartier, Madi, et des bistrots aussi, sans compter le centre Beaubourg et le nouveau Forum… Je vous fais visiter? »
Elle lui trouva des yeux d'ange, tristes mais beaux, avec par instant un côté d'eau trouble qui les rendait fuyants, un rien sournois. Elle l'entraîna soudain, disant qu'elle préférait s'éloigner de l'école.
« Voyez-vous, j'ai dit au directeur que j'avais un fiancé dans les finances.
— Vous aimez un financier?
— Non, bien qu'à la réflexion rien ne s'y oppose. »
Ils rirent ensemble et Pierre en profita pour lui prendre le bras. Un peu plus tard, dans les entrailles solennelles du Forum Saint-Eustache, devant un thé au citron, elle se plaignit :
« C'est toujours pareil, les gens veulent me parler, moi je raconte ce qui me vient à l'esprit, pour le plaisir. Au bout de quelques temps, ils me laissent tomber : les vies imaginaires, ça les fatigue.
— Je ne pige pas, qu'est-ce que ça signifie?
— Que je ne peux pas m'empêcher de raconter des bobards, c'est plus fort que moi, il faut que j'invente. Alors vous voulez connaître qui : la pauvre orpheline, l'aventurière nocturne, la maîtresse d'un émir, la fille d'un explorateur?
— D'abord, tout le monde fantasme! Moi j'ai des Amériques dans la tête, les espaces sans limites, les ranchs, les buildings, les dollars… Vous pigez? Ça n'empêche pas de trouver un terrain neutre pour se rencontrer : par exemple ce qu'on aime, ce qu'on aime pas…
Pierre ajouta qu'il avait déjà deux certitudes : elle était une institutrice jolie, et d'autre part elle lui plaisait. Il voyait sa silhouette partout, même les yeux fermés. Surtout les yeux fermés. Elle pouvait raconter ce qu'elle voulait, pourvu qu'elle lui permette de l'attendre à la sortie de l'école et de la raccompagner chez elle.
Madi accepta.







8 —Rêves de Fortune

Tous les mercredis soir, un peu avant vingt heures trente, la Fortune visitait les Martinet sur la pointe des pieds. Du moins, ils y rêvaient si fort qu'ils arrivaient à y croire, et son fantôme souriant. entrait dans leur salle à manger. Elle passait, gracieuse et pressée, trois petits tours puis s'en va, le temps de prodiguer des senteurs d'abondance et de flatter les rêves de la maisonnée. La salle à manger sentait la vieille liasse de billets, les millions gras longuement macérés dans le cuir des portefeuilles, le bon vin, le jambon pendu au plafond, le chocolat fourré, le linge fin qu'on déballe… C'était la fortune des humbles, complaisante sans faire de manières. Elle se pliait aux exigences de chacun, arrivait parée d'un manteau de vison afin de plaire à Gina, qui la voyait comme une sorte de dame patronnesse, mais elle était nue en dessous, puisque Pierre la croyait vaguement cousine de la vérité. Elle avait de longs cheveux blonds décoiffés et portait des bottes de cheval, à cause de Lili qui la voulait un peu amazone. Enfin, elle montrait son capuchon à Daniel et elle disait :
« Touche ma hotte petit », parce qu'il la confondait avec le père Noël.
Dès que dame Fortune apparaissait, Gina sentait sa gorge se dessécher, les yeux de Lili s'embuaient de larmes, et Pierre s'habillait en vitesse pour la suivre lorsqu'elle repartirait.
« Ce soir, je sens que la fortune est avec nous », déclarait Gina tous les mercredis.
Elle avait un geste, une pensée gentille pour chacun, la Fortune! Seulement, elle ne s'attardait jamais chez eux. Le mercredi à vingt heures trente, les Martinet se figeaient devant la télévision, Gina avec la Nouche sur les genoux prête à faire son rot, Pierre debout au seuil de la salle à manger, habillé pour sortir, un ultime coup de de peigne en suspens au dessus de la tête ; Daniel affalé dans le canapé, brusquement indifférent à sa bande dessinée, Lili assise à table, la mine grave, l'œil mouillé, malaxant une boule de mie de pain entre ses doigts. Seul Simon manquait, parti depuis longtemps à son hôtel.
A vingt heures trente, ils regardaient la chance leur filer sous le nez en direct, tandis que se déroulait le tirage du loto. Les boules porteuses des numéros gagnants qu'ils n'avaient pas joués tombaient une à une de l'écran, juste pour les narguer, elles rebondissaient sur le plancher dans un silence recueilli, roulaient au milieu de la table, autour du litre de rouge à demi vidé, entre les assiettes ébréchées et les débris de repas. Quand le numéro complémentaire arrivait en dernier, le charme se dissipait, la Fortune était loin déjà. La Nouche rotait, Pierre rangeait son peigne dans la poche arrière de son jean, Gina disait :
« Au dodo, la Nouche. »
Pierre envoyait une bise sonore.
« Je vais faire un tour, 'soir tout le monde. »
On entendait la porte claquer derrière lui. Daniel se retirait au fond des bulles de sa bande dessinée, Gina se levait pour changer la Nouche, Lili versait des larmes sur la poisse des Martinet et la sienne en particulier. En revenant de la chambre, Gina se penchait et l'embrassait dans le cou.
« Pleure pas ma jolie, que tu vas te mettre des chemins d'escargots plein la frimousse. À ton âge!
— On gagnera jamais, 'man, je veux pas rester minable toute la vie.
— Faut pas désespérer, y'a encore le tirage de samedi, et puis à force de jouer toutes les semaines, faudra bien qu'un jour… Tiens, il pleut pour changer, regarde-moi ce temps pourri! »
Les Martinet jouaient au loto sans rater un seul tirage. Suivant un cérémonial immuable, le dimanche matin, devant les bols vides du petit déjeuner, chacun d'une voix inspirée annonçait ses nombres élus, et Simon remplissait à mesure le bulletin de jeu. Ainsi passaient les mois.
Lili, avec ses rondeurs encore mal réparties, marchait en remuant des fesses, la poitrine bombée, elle portait des jupes serrées trop courtes pour ses jambes grassouillettes. Elle souriait peu, sa figure lui semblait une quelconque lune, elle se croyait dépourvue de séduction. Lili voulait être aimée, Lili pleurait beaucoup.
Tout en donnant à la Nouche une feuille de salade en guise de goûter, parfois de grosses larmes lui venaient yeux. Simon essayait de la consoler. Il lui conseillait de chercher un amoureux, un gars gentil qui l'emmènerait au cinéma. Hélas, Lili connaissait surtout des garçons qui la traitaient de petit boudin et d'autres qui la coinçaient dans l'ombre avec des rires idiots. Heureusement, elle savait se défendre.
« Mais l'amour, tintin!
— Positivement, tu es à la fois trop petite et trop grande, ma fille à moi. Bientôt, tu seras vraiment grande et tes ennuis prendront fin, tu seras contente. Pense à toutes les transformations d'une chenille avant qu'elle devienne un beau papillon. Les jeunes filles sont pareilles. Il en faut des changements, et je te pousse ici, et je te grandis là, avant qu'elles s'épanouissent. »
En arrivant de l'hôtel, le jeudi matin, Simon rapportait le journal, Lili se jetait sur les résultats de la loterie, pour vérifier si par hasard… L'amertume de sa désillusion attristait Simon, il craignait que cette jeunesse mélancolique ne rende Lili inapte au bonheur. Il aimait Lili, Simon, comme un père aime sa fille, mais à sa façon, paisible et sans passion. Il l'aimait pour avoir épelé sa croissance d'un trait de crayon à l'autre sur le chambranle de la porte, pour quinze années de souvenirs, menus fils dorés indéfectiblement mêlés à la trame de sa propre vie.
Un jour que Lili venait d'éprouver l'une de ses déceptions hebdomadaires, Simon vint l'attendre à deux heures à la porte du Boeuf Limousin. Il l'entraîna en banlieue du côté du Pré-Saint-Gervais visiter un pavillon à vendre, une annonce qu'il avait repérée dans le journal. Gina était partie avec la Nouche faire des achats chez Tati, en prévision de la noël, elle ne rentrerait pas avant le milieu de l'après-midi.
« Quel froid! Il va neiger bientôt », disait Simon en serrant Lili contre sa canadienne pour la réchauffer.
Elle grelottait dans sa veste matelassée de coton, les pieds chaussés de bottines blanches avachies, avec les genoux à l'air sous une jupette de toile délavée de joueuse de tennis du Far-West. Ils longeaient à pied l'échangeur du périphérique à la Porte des Lilas, un ciel de glace sale pesait sur eux.
« 'Man est au courant au sujet de ta maison?
— On va prendre quelque chose de chaud, en attendant l'heure de se présenter ».
Ils entrèrent dans un triste troquet du Pré-Saint-Gervais, coincé entre deux rues bruyantes, en bordure d'un triste carrefour. La patronne sourit à Simon comme à une vieille connaissance. Simon commanda deux chocolats chauds, la femme en le servant lui demanda s'il cherchait toujours un logis.
« Je ne suis pas pressé », répondit Simon évasif, et il regarda ostensiblement dehors jusqu'à ce qu'elle s'éloigne.
« Dis 'pa, on dirait que tu as tes habitudes…»
Simon rougit et admit qu'il était déjà venu ici deux ou trois fois, voir des pavillons à vendre.
« Tu veux vraiment acheter une maison?
— Je visite, si par hasard on gagnait le gros lot… Surtout, ne dis rien à ta mère. »
Simon n'avait pas un franc devant lui, mais on peut se livrer à de très sérieuses songeries sans posséder d'économies. Il caressa les joues de Lili du dos de la main.
« La vie est belle, ma fille. »
La ruelle montait doucement au flanc d'une colline provinciale semée de maisonnettes et d'arbres fruitiers dénudés. En dessous, la banlieue retentissait de klaxons, de torrents d'automobiles, de tout un chambard urbain qui faisait un fond sonore continu, assourdi, cependant qu'ici, dans la ruelle trop étroite pour permettre la circulation des voitures, on écoutait passer le vent dans les ramures sèches et l'on redécouvrait le bruit de son propre pas. Simon s'arrêta devant le numéro 28. C'était une maison en meulière, rugueuse et morne, tassée au bout d'un petit jardin tout noir d'hiver. Elle avait un étage, et sur le toit à deux pentes de tuiles mécaniques, un matou en porcelaine blanche levait la queue dans le vain espoir d'attirer la foudre. Ils poussèrent une barrière branlante ; Simon penserait à la changer un jour ; le long de l'allée de ciment il planterait des pensées jaunes et violettes, et un peu partout des capucines, des marguerites, des soucis, enfin des tas de fleurs pour cacher la terre, et peut-être aussi du chèvrefeuille contre le mur. Il verrait bien une poule ou deux dans cette cabane derrière le bouquet de sureaux, à cause des oeufs à la coque. Puis il installerait une balançoire à la Nouche ; évidemment Pierre et Daniel regretteraient l'absence de garage, mais quoi! on ne peut tout avoir.
Une jeune femme, qui représentait l'agence immobilière chargée de la vente, leur ouvrit. Les héritiers du propriétaire décédé voulaient faire vite, il y avait déjà plusieurs personnes intéressées. La cuisine était claire, mais trop petite pour s'y tenir à six au moment des repas. La jeune femme ouvrait et fermait des placards, manœuvrait des robinets en promettant de l'eau chaude qui n'arrivait pas, un fusible à changer sans doute. Souvent, elle regardait Simon avec perplexité.
« Est-ce qu'ils laissent aussi les couteaux et les fourchettes? » demanda-t-il, histoire de dire quelque chose.
Dans la salle à manger, chaque objet occupait sa place sans surprise, deux assiettes peintes en faux col de bois blanc attendaient sur le manteau de la cheminée la fin des temps de faïence. L'étage comportait trois chambres meublées, le lit de la plus grande était fait, il n'y manquait que le mort.
« Tu vois, tu auras une chambre à toi, ma Lili, laquelle préfères-tu?
— Je ne sais pas, moi, la plus jolie.
— Alors ce sera celle au papier vert, elle donne sur les fleurs du jardin.
— Les fleurs, 'pa?
— Mais oui, tu verras. »
En signant le certificat de visite, la jeune femme demanda soudain à Simon s'ils n'avaient pas déjà visité un pavillon ensemble. Il répondit que non et enfouit négligemment la carte qu'elle lui tendait dans sa poche. Comme ils prenaient congé, la jeune femme s'étonna encore :
« Vous ne m'avez pas demandé le prix de la maison …»
Plus tard, dans le métro, Simon dit à Lili :
« C'est un secret entre nous, hein? Vois-tu, à mon bon savoir, l'important c'est de penser qu'on pourrait gagner et acheter le pavillon.»
En vérité, le pavillon, Lili s'en fichait. Ce qui l'intéressait entre autres choses, c'était les pantalons de cuir, les grandes bottes et les vestes en peau de chèvre. Si la famille gagnait au loto, elle en achèterait, sinon tintin!
Simon soutenait que rêver de ce que l'on désire, même sans l'obtenir, apporte de grandes satisfactions. Par affection, Lili lui donna raison, puisqu'il était heureux ainsi. Pour son compte, la pauvreté la révoltait, elle haïssait les riches qui naissent avec la belle vie assurée. À peine bébés, si on leur marche sur le ventre, ils perdent du caviar par les trous de nez et ils font champagne dans la culotte. Eux, les Martinet, les paumés des paumés, ils ne pouvaient qu'espérer un miracle de Saint Loto pour sortir un jour de la poisse…

mercredi 16 juillet 2008

La vie, Lili ! (chapitre 6)

6 —Simon

On s'enfonçait dans l'hiver des soirs de brume froide, de crachin, de flaques d'eau que la glace saisirait la nuit le long des caniveaux. Simon mettait une canadienne, son écharpe, et partait travailler à pied. Son hôtel se trouvait à vingt minutes de marche du côté de la République. Un petit hôtel tranquille, familial, avec de beaux stores rouges sur la rue, propre, fréquenté en majorité par des voyageurs de commerce, des habitués qui l'appelaient «Monsieur Simon». Depuis vingt ans qu'il occupait la place, Simon ne se souciait pas d'en changer. D'une part il était sans ambition, ensuite l'emploi lui convenait. Il lisait toute la nuit. Il puisait au hasard dans les livres de poche d'occasion, ce qui lui donnait une culture désordonnée, mais en fin de compte relativement étendue. Simon aurait aimé écrire de la poésie au coeur des nuits silencieuses de l'hôtel endormi. Seulement, dans sa tête stagnait un engourdissement tenace. Où trouverait-il les morts de soie et feu qu'il aimerait aligner en pensant à Gina? Ces mots là, il ne les découvrirait jamais, il le savait de tout son être serein, mais triste.
Depuis la mort de son mari, la patronne, Mme Javot, prétendait que le travail en commun crée des liens familiaux. Elle l'incitait à l'appeler Henriette et lui donnait du «mon petit Simon».
Une fois, elle lui dit dans l'ascenseur:
« Ah! mon petit Simon, vous êtes si bel homme. Si seulement je vous avais connu plus tôt!
— Mais je ne suis pas libre, répondit doucement Simon.
— Ah! mon petit Simon!
— Vous êtes positivement séduisante, madame Javot, vous finirez bien par rencontrer un homme sans attaches. »
Elle était sortie de l'ascenseur sans un mot et l'avait renvoyé au rez-de-chaussée. Il crut perdre sa place. Cependant, comme il rendait nombre de services à l'hôtel, sans jamais réclamer d'augmentation ou le paiement d'heures supplémentaires, Mme Javot fit passer les avantages de la patronne avant son orgueil blessé. Elle reprit d'un ton moins fripon ses «mon petit Simon», comme par le passé. Simon, bien que gêné de l'affaire, ressentit des bouffées de satisfaction pour avoir provoqué la convoitise, comme un éclair au chocolat ou une truite aux amandes.
Innocemment il raconta l'anecdote à Gina. Elle entra dans une fureur qui le laissa pantois, ce fut la seule scène de jalousie que le couple eût connue après tant d'années de mariage.
« Je vais lui crever les yeux, me prendre mon homme… Je lui arracherai les joues!
— Mais Gina, à mon bon savoir elle ne m'a pas pris.
— Tu lui as fait des compliments.
— J'ai dit qu'elle était séduisante par pure politesse, je t'assure. »
Le visage de Gina ruisselait de larmes, elle piétinait rageusement le tas d'épluchures dont elle venait de balayer la table d'un furieux revers du bras.
« Sois raisonnable, ma Gina, tu sais bien que tu es la seule.
— Peut-être bien que tu m'abandonnerais aussi, avec tous nos enfants… , jeta-t-elle, au comble de la peine.
— Jamais Gina, je le jure.
— Pour une garce avec son hôtel, poursuivit-elle entre deux sanglots.
— Ma chérie, dans mon coeur il y a toi, les enfants, personne d'autre, tu entends? »
Gina redoubla de larmes et tomba dans ses bras.
« Ne pleure plus, ma bichette, mon oiseau, ne pleure plus, sinon je vais pleurer aussi.
— T'en fais pas 'man, je vais lancer un sort à cette saleté d'hôtelière », cria Lili depuis la salle à manger.
A ses heures, Lili se croyait un peu sorcière, parce qu'elle aimait s'imaginer un jour ensorcelante.
« Vas-y, répondit Gina en serrant avec force Simon contre sa poitrine.
— Faites ce que vous voudrez, pourvu que je ne perde pas ma place », dit Simon.
Avec son mouchoir, il essuyait les larmes de Gina, si doucement, si tendrement, qu'elle en était émue davantage et ne tarissait plus de pleurs.

dimanche 29 juin 2008

L'île sur l'océan Nuit - avertissement

Parallèlement à «la Vie, Lili !», voici en ligne, publié chapitre par chapitre, un autre roman, de science-fiction celui-ci, destiné à l'origine aux adolescents.
Présentation :
Mar appartient au clan des Lepol, mineurs du Désert, ce monde désolé sous un ciel noir où l'homme ne peut s'aventurer sans scaphandre pour exploiter les filons de minerais. Parce qu'il souffre de l'allerge, la maladie des mineurs, Mar va être déclassé, séparé de son clan. Réfugié parmi les Sédentaires, au plus bas de l'étrange société qui peuple son île de l'espace, pour échapper au bannissement, il s'engagera dans une aventure périlleuse. Devra-t-il aller jusque sur la Terre demander à un improbable Empereur justice pour lui et pour le peuple des îles?
L'île sur l'océan Nuit a été publié pour la première fois en 1978 avec une couverture illustrée par J.C Mézières, aux éditions Robert Laffont, dans la collection l'Âge des étoiles, dirigée par Gérard Klein et Karin Brown.

(édition épuisée, la collection a disparu)

L'île sur l'océan Nuit —chapitre 1

Dans la hutte des Lepol ordinairement bruyante, régnait un silence accablé. Par moments, un souffle rauque s’élevait, hoquetait, sifflait, et tout le clan tressaillait, à l’écoute de cette respiration capricieuse qui menaçait de s’arrêter à tout instant. Mar, le quatrième enfant du clan, terrassé par l’allerge, le mal des mineurs, étouffait depuis une dizaine d’heures.
Grand-Ja, le père, arpentait la hutte. Dos courbé, la tête rentrée dans les épaules, ce qui lui évitait de se heurter au toit, il marchait, le front barré par la ligne épaisse de ses sourcils froncés. Lou, la mère, paupières lourdes sur ses yeux inquiets, suivait du regard les déambulations de Grand-Ja. Il lui semblait encore plus grand qu’à l’accoutumée. Elle était assise au chevet de Mar et, impuissante, ne pouvait qu’étancher la sueur ruisselant sur son visage. Enfin, l’adolescent soupira profondément et se détendit, brusquement calmé.
Le chef de clan s’approcha de la couchette sur laquelle Mar reposait. Lou scruta les traits de Grand-Ja puis se décida. D’une voix rude elle dit :
— Sans soignant, on ne peut pas savoir. La crise est passée, mais elle peut revenir, plus grave. Il faudrait un soignant.
— Moi je dis non ! jeta Grand-Ja, et la barre de ses sourcils un instant brisée en deux se reforma, têtue. Non ! Le mal des mineurs après quelques heures s’arrête de lui-même, il suffit d’attendre. Grand-Ja s’accroupit auprès de Mar et poursuivit :
— Hein, fils ! Tu es solide et tu n’as pas besoin de soignant, dis-le à cette hersche !
C’était ainsi qu’on appelait les femmes dans les clans : hersches. Mar esquissa un pauvre sourire, tandis que son père lui tapait sur la cuisse avec une vigueur contenue. Mar, sa tête ronde penchée sur l’épaule comme un fruit trop lourd, ses larges yeux d’or ternis, faisait cependant peine à voir, et Lou mécontente grommela :
— On meurt aussi du mal parfois ! et elle quêta un soutien du côté de ses enfants.
Mais Sar cachait sa jolie petite figure un peu butée sous une longue chevelure sombre qu’elle peignait, tête baissée. Rien à faire de ce côté ; celle-là depuis qu’elle était grande prenait toujours le parti du père.
Her, l’aîné, et sa femme Su jouaient avec le bébé allongé en travers de leurs genoux. Her, le sanguin à la colère facile, qui aurait pu donner de sa grosse voix, rouler des yeux furibonds, se taisait. Seules, sa face empourprée, sa moustache tremblante indiquaient qu’il n’avait rien perdu de la conversation. Su, pâle, s’appuyait contre lui en serrant les dents, ce qui faisait saillir sa mâchoire.
Gil pour sa part détourna les yeux en se mordant les lèvres ; lui aurait aimé dire son mot, mais il était évident que Grand-Ja n’eût pas toléré qu’un garçon de dix-huit ans osât le contredire. Restait Louni trop jeune pour avoir le droit à la parole, et Bru le bambin de cinq ans. Lou soupira, mais n’insista pas davantage au sujet du soignant.

* * * * *

Lumière, des flots de lumière frappant les machines dispersées sur le gîte, aveuglante, dure. Gil quitta l’abri des synthétiseurs et installa le dernier réservoir sur la chenillette. Il se mit aux commandes et engagea le véhicule sur la rampe qui menait en pente douce au cœur de la minière, dont le cirque en entonnoir, régulièrement haché de gradins énormes, ouvrait un grouffre profond, de près d’un kilomètre de rayon.
Les cinq clans de la Main œuvraient ensemble à la cote la plus basse. On s’apprêtait à disloquer le fond pour terminer la campagne en beauté. Déjà, ils remontaient la grande pelleteuse, Lino comme on l’avait baptisée, vers les gradins supérieurs. À mi-pente, Gil croisa Pauni, le benjamin du clan Tilu, remontant pour la corvée d’oxygène. Pauni lâcha brièvement les commandes de sa chenillette pour se battre les flancs : Je suis crevé ! Gil en réponse se frappa la cuisse gauche : À d’autres ! et poursuivit son chemin.
Depuis que Mar était malade, les besognes ingrates qu’ils se partageaient d’habitude, revenaient entièrement à Gil ; ravitaillement d’oxygène, déblayage, occupaient tout son temps. Du travail de gali, de gamin qui ne sait rien faire d’autre ! pensait Gil furieux. À dix-huit ans, il n’était plus un gali, sa place était à la taille, à servir le père comme un rach, plutôt que sur la rampe à trimballer des réservoirs. Gil, non sans rancune, évoqua l’image de son frère douillettement installé au camp et dorloté par les fillettes. Quand il sera guéri, j’espère qu’il traînera les réservoirs d’oxy aussi longtemps que moi !
Sur l’aire de manœuvre, le dernier palier avant la taille, pointe extrème de l’exploitation, Lou attendait debout au pied de son transport, bras croisés, mains aux épaules, dans l’attitude qui lui était familière. En le voyant arriver, elle esquissa le geste de serrer une ceinture sur son scaphandre, et ajouta le signe d’injonction, le pied droit frappant doucement le sol, ce qui la fit rebondir légèrement sur place : Je suis sur la réserve, dépêche-toi ! Gil descendit de son véhicule et se hâta de rejoindre sa mère avec un réservoir plein. Il l’aida pendant l’échange, puis lui demanda comment allait Mar, quatre doigts tendus pour désigner le quatrième enfant du clan, la tête inclinée sur l’épaule manquant l’interrogation. Toujours pareil… Lou était très inquiète, elle porta une main au côté de son casque.
Gil s’écarta tandis qu’elle s’installait aux commandes du tracteur. L’instant d’après, le transport se lançait pesamment à l’assaut de la rampe, sa benne chargée d’une montagne de minerai. À peine visibles sous la poussière grise, les armes du clan, le pic noir et la feuille de frêne verte ornant les flancs du tracteur et de la benne, défilèrent avec lenteur devant Gil avant qu’il se remît en route.
Sur la taille, Sar aidait au chargement d’un transport du clan des Tilu. Le travail était ralenti parce qu’ils ne disposaient plus que de pelleteuses légères. Gil la ravitailla et s’enfonça dans les galeries où avaient lieu les travaux de sape. Il trouva Her et Grand-Ja au cœur d’un réseau en toile d’araignée. Le passage était juste assez large pour permettre l’avance de la haveuse, et par moments, malgré les projecteurs, la poussière l’obscurcissait totalement. Grand-Ja dirigeait la machine, les épaules voûtées comme toujours, tandis que Her lui servait de raucheur et pulvérisait de temps à autre une couche de plasta en arceau sur les parois pour étançonner la galerie. En l’absence de Gil, trois bennes pleines de débris de roche s’étaient accumulées. Gil donna un réservoir à son frère, puis essaya d’attirer l’attention du père, posté à l’avant sur l’étroite passerelle de sa machine, à l’abri du bouclier. Ayant jeté en vain quelques petits cailloux dans sa direction, Gil se décida à brancher la radio pour l’appeler :
— Pori ! L’oxy…
Grand-Ja sursauta, ce qui eut pour effet de déployer sa haute taille un instant très bref, puis le dos retrouva sa courbure naturelle. Grand-Ja débraya la machine et vint à Gil. Il changea sa réserve d’air en silence et ne consentit à parler que lorqu’il eut terminé.
— Il y a de l’abattage ici, dégage-moi cette caillasse.
Gil écœuré regarda le travail à accomplir. Ça de l’abattage ? de l’abattage de gali, oui ! pensa-t-il une fois de plus, rageur. Cependant, il s’inclina en signe d’assentiment et attela les bennes à sa chenillette.

* * * * *

Douze heures de repos, six heures de travail, tel était le rythme adopté par les mineurs en campagne dans le désert. Le douzain pour manger, dormir, se détendre, le sizain pour l’abattage, sans trève.
On était au milieu du sizain, et le temps pour Louni s’écoulait avec une lenteur désespérante. Une fois de plus, la fillette sortit. Elle dépassa la hutte de l’oncle Dal, et anxieusement son regard parcourut l’étendue du plateau. Rien. La plaine vide ; la plaine désolée de poussière grise, tavelée de bis, où le moindre roc projetait une ombre profonde, étrangement nette, la plaine grêlée de cernes noirs par les cratèrelets épars, noire, bise, grise, sous le ciel noir. Funèbre. Le petit nuage de poussière soulevé par le transport de sa belle-sœur Su, que l’on apercevait encore vingt minutes auparavant, avait disparu. Rien. À droite du camp d’œuvre une cinquantaine de bennes pleines étaient parquées ; à gauche, il restait encore quelques bennes vides. Aucun adulte de ce côté-là non plus. Ils étaient tous à la minière. Louni revint lentement vers sa hutte, de plus en plus angoissée. Combien de temps encore devrait-elle assumer cette terrible responsabilité ?
Elle pénétra dans le sas et se débarrassa du scaphandre tandis que l’air affluait. Sa cousine Rani, qui était venue l’aider, se tenait au chevet de Mar, affolée, impuissante devant la crise d’étouffement du malade. Le petit Bru, comprenant que ce n’était pas le moment d’ennuyer sa sœur, se tenait tranquille, jouant sur le sol avec de gros écrous qu’il empilait les uns sur les autres ; quant au bébé, il dormait dans le berceau suspendu au plafond.
— Person’, dit Louni, de sa petite voix nasale qui estropiait la plupart des mots.
Les deux fillettes se regardèrent au bord des larmes. Elles avaient tenté une fois déjà d’appeler la minière par radio, vainement. À moins d’un hasard extraordinaire, personne ne restait à l’écoute pendant le travail, et les radios individuelles n’étaient pas équipées pour recevoir les communications du camp. Mar appela faiblement :
— Louni…
C’était à peine plus qu’un murmure, mais Louni l’entendit et se précipita. D’ordinaire, Mar occupait la plus haute des couchettes superposées, mais on l’avait installé sur le cadre de Bru, en bas, pour le veiller plus aisément. Deux gros coussins lui soutenaient le buste, il ruisselait de sueur, les narines pincées, la tête rejetée en arrière. Il avait une respiration brève, bruyante, entrecoupée de quinte de toux. Louni se pencha vers lui.
— Je suis là, Môr.
— Il faut appeler quelqu’un, Louni…
— Il n’y a person’, ils sont tous partis.
Mar prit la main de sa sœur et la serra très fort.
— Un soignant alors.
— Je ne sais pô si je peux ?
Il ne se sentait plus la force de parler. Il lâcha la main et se borna à frapper du pied sur la couche, le signe d’injonction : Je veux !
Cette nouvelle crise, plus violente que la précédente, avait débuté peu après le départ de Su, venue prendre des nouvelles entre deux roulages de minerai. Dans le camp d’œuvre, il ne restait que six gamzelles, des fillettes de moins de quatorze ans donc, et quelques bambins sachant à peine marcher. Aide ou conseil ne pouvaient venir que de l’extérieur.
— Calme-toi, Môr, je vais appeler, promit Louni.
Elle avait très peur de mécontenter Grand-Ja. Bien qu’elle n’en comprît pas clairement la raison, elle savait que son père répugnait à demander de l’assistance. Cela coûtait cher, bien sûr, tout coûtait cher, mais il y avait autre chose, Grand-Ja n’était pas homme à laisser souffrir son fils par économie. Cependant, Mar allait très mal, et demandait un soignant de lui-même. Mar était son aîné, Louni se sentait trop soulagée qu’il eût pris cette décision pour la discuter. Il voulait un soignant, il l’aurait.
Elle contourna le centre de la hutte encombré de coussins, de coffres de cuivre étincelant, et gagna le coin des parents, qu’une vaste tenture de feutre rouge isolait du regard. L’émetteur était là, à hauteur d’homme sur la paroi près des lits. Elle dut grimper sur la couchette supérieure pour pouvoir l’atteindre. Rani accourut très excitée.
— Alors c’est vrai, tu appelles Neuvrope ?
— Oui.
Un peu pâle, Louni s’allongea à demi pour être plus à l’aise, et brancha l’appareil.

(à suivre)