7 —Pierre et Madi
Un jour, Pierre vit Madi sortir de son immeuble, elle portait un volumineux cartable. Il la suivit discrètement et découvrit qu'elle enseignait à l'école de la rue Dussoubs, celle de son petit frère. Dès lors, il se débrouilla pour arriver à l'heure de la sortie des classes. Au début, la nouvelle institutrice réussit à l'éviter, soit qu'elle restât à bavarder avec ses collègues après le départ des enfants, soit qu'elle passât rapidement devant lui avec un bref mouvement de tête poli pour filer entre ses doigts, pied léger.
« Qu'est-ce que tu fais là? s'étonna Daniel la première fois qu'il aperçut son frère.
— Je viens te chercher. Allez, ferme-là et rentre, j'attends quelqu'un. »
Daniel ensuite ne posa plus de question : il se postait au coin de la rue Réaumur et assistait, goguenard, aux approches et à l'insuccès de son frère.
Un soir, Pierre décida de forcer le sort. Quand la jeune fille parut à la suite des gamins, il fit un grand pas et barra son chemin.
« S'il vous plaît, Madi, je suis timide. Si vous n'y mettez pas un peu de bonne volonté, on n'arrivera jamais à se parler… J'ai envie de vous connaître.
— Ah, mais moi j'ignore si c'est réciproque! » dit-elle en fronçant les sourcils.
En réalité, elle pensait le contraire. Il semblait sorti d'un tableau de la Renaissance italienne, malgré sa coupe de cheveux bizarre. Elle demanda s'il était Vénitien. Il répondit que non, quoique à la réflexion rien ne s'y opposât. Ils marchaient côte à côte à pas retenus, comme intimidés de ce qui allait suivre.
« Mais nous avons tout de même beaucoup de pigeons dans le quartier, Madi, et des bistrots aussi, sans compter le centre Beaubourg et le nouveau Forum… Je vous fais visiter? »
Elle lui trouva des yeux d'ange, tristes mais beaux, avec par instant un côté d'eau trouble qui les rendait fuyants, un rien sournois. Elle l'entraîna soudain, disant qu'elle préférait s'éloigner de l'école.
« Voyez-vous, j'ai dit au directeur que j'avais un fiancé dans les finances.
— Vous aimez un financier?
— Non, bien qu'à la réflexion rien ne s'y oppose. »
Ils rirent ensemble et Pierre en profita pour lui prendre le bras. Un peu plus tard, dans les entrailles solennelles du Forum Saint-Eustache, devant un thé au citron, elle se plaignit :
« C'est toujours pareil, les gens veulent me parler, moi je raconte ce qui me vient à l'esprit, pour le plaisir. Au bout de quelques temps, ils me laissent tomber : les vies imaginaires, ça les fatigue.
— Je ne pige pas, qu'est-ce que ça signifie?
— Que je ne peux pas m'empêcher de raconter des bobards, c'est plus fort que moi, il faut que j'invente. Alors vous voulez connaître qui : la pauvre orpheline, l'aventurière nocturne, la maîtresse d'un émir, la fille d'un explorateur?
— D'abord, tout le monde fantasme! Moi j'ai des Amériques dans la tête, les espaces sans limites, les ranchs, les buildings, les dollars… Vous pigez? Ça n'empêche pas de trouver un terrain neutre pour se rencontrer : par exemple ce qu'on aime, ce qu'on aime pas…
Pierre ajouta qu'il avait déjà deux certitudes : elle était une institutrice jolie, et d'autre part elle lui plaisait. Il voyait sa silhouette partout, même les yeux fermés. Surtout les yeux fermés. Elle pouvait raconter ce qu'elle voulait, pourvu qu'elle lui permette de l'attendre à la sortie de l'école et de la raccompagner chez elle.
Madi accepta.
8 —Rêves de Fortune
Tous les mercredis soir, un peu avant vingt heures trente, la Fortune visitait les Martinet sur la pointe des pieds. Du moins, ils y rêvaient si fort qu'ils arrivaient à y croire, et son fantôme souriant. entrait dans leur salle à manger. Elle passait, gracieuse et pressée, trois petits tours puis s'en va, le temps de prodiguer des senteurs d'abondance et de flatter les rêves de la maisonnée. La salle à manger sentait la vieille liasse de billets, les millions gras longuement macérés dans le cuir des portefeuilles, le bon vin, le jambon pendu au plafond, le chocolat fourré, le linge fin qu'on déballe… C'était la fortune des humbles, complaisante sans faire de manières. Elle se pliait aux exigences de chacun, arrivait parée d'un manteau de vison afin de plaire à Gina, qui la voyait comme une sorte de dame patronnesse, mais elle était nue en dessous, puisque Pierre la croyait vaguement cousine de la vérité. Elle avait de longs cheveux blonds décoiffés et portait des bottes de cheval, à cause de Lili qui la voulait un peu amazone. Enfin, elle montrait son capuchon à Daniel et elle disait :
« Touche ma hotte petit », parce qu'il la confondait avec le père Noël.
Dès que dame Fortune apparaissait, Gina sentait sa gorge se dessécher, les yeux de Lili s'embuaient de larmes, et Pierre s'habillait en vitesse pour la suivre lorsqu'elle repartirait.
« Ce soir, je sens que la fortune est avec nous », déclarait Gina tous les mercredis.
Elle avait un geste, une pensée gentille pour chacun, la Fortune! Seulement, elle ne s'attardait jamais chez eux. Le mercredi à vingt heures trente, les Martinet se figeaient devant la télévision, Gina avec la Nouche sur les genoux prête à faire son rot, Pierre debout au seuil de la salle à manger, habillé pour sortir, un ultime coup de de peigne en suspens au dessus de la tête ; Daniel affalé dans le canapé, brusquement indifférent à sa bande dessinée, Lili assise à table, la mine grave, l'œil mouillé, malaxant une boule de mie de pain entre ses doigts. Seul Simon manquait, parti depuis longtemps à son hôtel.
A vingt heures trente, ils regardaient la chance leur filer sous le nez en direct, tandis que se déroulait le tirage du loto. Les boules porteuses des numéros gagnants qu'ils n'avaient pas joués tombaient une à une de l'écran, juste pour les narguer, elles rebondissaient sur le plancher dans un silence recueilli, roulaient au milieu de la table, autour du litre de rouge à demi vidé, entre les assiettes ébréchées et les débris de repas. Quand le numéro complémentaire arrivait en dernier, le charme se dissipait, la Fortune était loin déjà. La Nouche rotait, Pierre rangeait son peigne dans la poche arrière de son jean, Gina disait :
« Au dodo, la Nouche. »
Pierre envoyait une bise sonore.
« Je vais faire un tour, 'soir tout le monde. »
On entendait la porte claquer derrière lui. Daniel se retirait au fond des bulles de sa bande dessinée, Gina se levait pour changer la Nouche, Lili versait des larmes sur la poisse des Martinet et la sienne en particulier. En revenant de la chambre, Gina se penchait et l'embrassait dans le cou.
« Pleure pas ma jolie, que tu vas te mettre des chemins d'escargots plein la frimousse. À ton âge!
— On gagnera jamais, 'man, je veux pas rester minable toute la vie.
— Faut pas désespérer, y'a encore le tirage de samedi, et puis à force de jouer toutes les semaines, faudra bien qu'un jour… Tiens, il pleut pour changer, regarde-moi ce temps pourri! »
Les Martinet jouaient au loto sans rater un seul tirage. Suivant un cérémonial immuable, le dimanche matin, devant les bols vides du petit déjeuner, chacun d'une voix inspirée annonçait ses nombres élus, et Simon remplissait à mesure le bulletin de jeu. Ainsi passaient les mois.
Lili, avec ses rondeurs encore mal réparties, marchait en remuant des fesses, la poitrine bombée, elle portait des jupes serrées trop courtes pour ses jambes grassouillettes. Elle souriait peu, sa figure lui semblait une quelconque lune, elle se croyait dépourvue de séduction. Lili voulait être aimée, Lili pleurait beaucoup.
Tout en donnant à la Nouche une feuille de salade en guise de goûter, parfois de grosses larmes lui venaient yeux. Simon essayait de la consoler. Il lui conseillait de chercher un amoureux, un gars gentil qui l'emmènerait au cinéma. Hélas, Lili connaissait surtout des garçons qui la traitaient de petit boudin et d'autres qui la coinçaient dans l'ombre avec des rires idiots. Heureusement, elle savait se défendre.
« Mais l'amour, tintin!
— Positivement, tu es à la fois trop petite et trop grande, ma fille à moi. Bientôt, tu seras vraiment grande et tes ennuis prendront fin, tu seras contente. Pense à toutes les transformations d'une chenille avant qu'elle devienne un beau papillon. Les jeunes filles sont pareilles. Il en faut des changements, et je te pousse ici, et je te grandis là, avant qu'elles s'épanouissent. »
En arrivant de l'hôtel, le jeudi matin, Simon rapportait le journal, Lili se jetait sur les résultats de la loterie, pour vérifier si par hasard… L'amertume de sa désillusion attristait Simon, il craignait que cette jeunesse mélancolique ne rende Lili inapte au bonheur. Il aimait Lili, Simon, comme un père aime sa fille, mais à sa façon, paisible et sans passion. Il l'aimait pour avoir épelé sa croissance d'un trait de crayon à l'autre sur le chambranle de la porte, pour quinze années de souvenirs, menus fils dorés indéfectiblement mêlés à la trame de sa propre vie.
Un jour que Lili venait d'éprouver l'une de ses déceptions hebdomadaires, Simon vint l'attendre à deux heures à la porte du Boeuf Limousin. Il l'entraîna en banlieue du côté du Pré-Saint-Gervais visiter un pavillon à vendre, une annonce qu'il avait repérée dans le journal. Gina était partie avec la Nouche faire des achats chez Tati, en prévision de la noël, elle ne rentrerait pas avant le milieu de l'après-midi.
« Quel froid! Il va neiger bientôt », disait Simon en serrant Lili contre sa canadienne pour la réchauffer.
Elle grelottait dans sa veste matelassée de coton, les pieds chaussés de bottines blanches avachies, avec les genoux à l'air sous une jupette de toile délavée de joueuse de tennis du Far-West. Ils longeaient à pied l'échangeur du périphérique à la Porte des Lilas, un ciel de glace sale pesait sur eux.
« 'Man est au courant au sujet de ta maison?
— On va prendre quelque chose de chaud, en attendant l'heure de se présenter ».
Ils entrèrent dans un triste troquet du Pré-Saint-Gervais, coincé entre deux rues bruyantes, en bordure d'un triste carrefour. La patronne sourit à Simon comme à une vieille connaissance. Simon commanda deux chocolats chauds, la femme en le servant lui demanda s'il cherchait toujours un logis.
« Je ne suis pas pressé », répondit Simon évasif, et il regarda ostensiblement dehors jusqu'à ce qu'elle s'éloigne.
« Dis 'pa, on dirait que tu as tes habitudes…»
Simon rougit et admit qu'il était déjà venu ici deux ou trois fois, voir des pavillons à vendre.
« Tu veux vraiment acheter une maison?
— Je visite, si par hasard on gagnait le gros lot… Surtout, ne dis rien à ta mère. »
Simon n'avait pas un franc devant lui, mais on peut se livrer à de très sérieuses songeries sans posséder d'économies. Il caressa les joues de Lili du dos de la main.
« La vie est belle, ma fille. »
La ruelle montait doucement au flanc d'une colline provinciale semée de maisonnettes et d'arbres fruitiers dénudés. En dessous, la banlieue retentissait de klaxons, de torrents d'automobiles, de tout un chambard urbain qui faisait un fond sonore continu, assourdi, cependant qu'ici, dans la ruelle trop étroite pour permettre la circulation des voitures, on écoutait passer le vent dans les ramures sèches et l'on redécouvrait le bruit de son propre pas. Simon s'arrêta devant le numéro 28. C'était une maison en meulière, rugueuse et morne, tassée au bout d'un petit jardin tout noir d'hiver. Elle avait un étage, et sur le toit à deux pentes de tuiles mécaniques, un matou en porcelaine blanche levait la queue dans le vain espoir d'attirer la foudre. Ils poussèrent une barrière branlante ; Simon penserait à la changer un jour ; le long de l'allée de ciment il planterait des pensées jaunes et violettes, et un peu partout des capucines, des marguerites, des soucis, enfin des tas de fleurs pour cacher la terre, et peut-être aussi du chèvrefeuille contre le mur. Il verrait bien une poule ou deux dans cette cabane derrière le bouquet de sureaux, à cause des oeufs à la coque. Puis il installerait une balançoire à la Nouche ; évidemment Pierre et Daniel regretteraient l'absence de garage, mais quoi! on ne peut tout avoir.
Une jeune femme, qui représentait l'agence immobilière chargée de la vente, leur ouvrit. Les héritiers du propriétaire décédé voulaient faire vite, il y avait déjà plusieurs personnes intéressées. La cuisine était claire, mais trop petite pour s'y tenir à six au moment des repas. La jeune femme ouvrait et fermait des placards, manœuvrait des robinets en promettant de l'eau chaude qui n'arrivait pas, un fusible à changer sans doute. Souvent, elle regardait Simon avec perplexité.
« Est-ce qu'ils laissent aussi les couteaux et les fourchettes? » demanda-t-il, histoire de dire quelque chose.
Dans la salle à manger, chaque objet occupait sa place sans surprise, deux assiettes peintes en faux col de bois blanc attendaient sur le manteau de la cheminée la fin des temps de faïence. L'étage comportait trois chambres meublées, le lit de la plus grande était fait, il n'y manquait que le mort.
« Tu vois, tu auras une chambre à toi, ma Lili, laquelle préfères-tu?
— Je ne sais pas, moi, la plus jolie.
— Alors ce sera celle au papier vert, elle donne sur les fleurs du jardin.
— Les fleurs, 'pa?
— Mais oui, tu verras. »
En signant le certificat de visite, la jeune femme demanda soudain à Simon s'ils n'avaient pas déjà visité un pavillon ensemble. Il répondit que non et enfouit négligemment la carte qu'elle lui tendait dans sa poche. Comme ils prenaient congé, la jeune femme s'étonna encore :
« Vous ne m'avez pas demandé le prix de la maison …»
Plus tard, dans le métro, Simon dit à Lili :
« C'est un secret entre nous, hein? Vois-tu, à mon bon savoir, l'important c'est de penser qu'on pourrait gagner et acheter le pavillon.»
En vérité, le pavillon, Lili s'en fichait. Ce qui l'intéressait entre autres choses, c'était les pantalons de cuir, les grandes bottes et les vestes en peau de chèvre. Si la famille gagnait au loto, elle en achèterait, sinon tintin!
Simon soutenait que rêver de ce que l'on désire, même sans l'obtenir, apporte de grandes satisfactions. Par affection, Lili lui donna raison, puisqu'il était heureux ainsi. Pour son compte, la pauvreté la révoltait, elle haïssait les riches qui naissent avec la belle vie assurée. À peine bébés, si on leur marche sur le ventre, ils perdent du caviar par les trous de nez et ils font champagne dans la culotte. Eux, les Martinet, les paumés des paumés, ils ne pouvaient qu'espérer un miracle de Saint Loto pour sortir un jour de la poisse…
4 commentaires:
Bonsoir le coucou !
Grâce à Macao, je commence à voir vos oeuvres !
Quelque part je m'étonne de ne voir actuellement aucun commentaires saisis, peut être la force des maux fait que ?
J'ose !
Oui, poser ma touche, déjà pour vous encourager, oui, dernière parution de ce blog en septembre, quelque part moi aussi, j'ai le front qui rosit (ou quelque chose de ce genre...) puisque ma dernière parution sur mon blog est aussi vielle !
Friand, de la suite, oui, alors ?
Cette vie de lili, je la dévoré j'usque là....
Et vous plus que cela encourage de continuer cette publication !
Bon, me permet je, allez, ok !
Ce glauque qui, part rapport à la trame ressemble à une histoire des années 70 - 90 plus qu'à maintenant oui, maintenant, on a €uromillion ! n'a pas d'age, et heureusement que cela se déroule dans ces année là, oui, aujourd'hui, les gamins, ils parlent pas d'alligators empaillés mais de pokémons...
Et, les difficultés financières, mis à part leurs possibilités de passer aux restos du coeur seulement après le début de l'hiver sont leurs seules ressources ...
Non, ce n'est pas encore Germinal, mais, cela ne saurait tarder !
Merci pour ce phrasé bien riche sur les détails pas faciles à sortir si film il y a, mais qui permet au lecteur de bien s'imprégner !
Cette empreinte, oui, merci à macao d'avoir permis de me l'imbiber par le lien sur votre site !
Et glauque, non, pas tant que ça ....
Christophe
Je m'étais promis de revenir et de prendre le temps de lire, c'est fait. Et je ne regrette pas.
J'aime beaucoup, beaucoup, beaucoup cette vie de Lili et je guette la suite.
dj_canet, tulipe, et Macao par la même occasion (s'il passe par ici), merci de vos visites et merci d'avoir inauguré les commentaires sur ce blog! J'ai accumulé trop de retard pour vous répondre ce soir, mais je reviens demain pour ça!
dj-canet,
Donc merci d'avoir entamé les commentaires, d'autres viendront peut-être, mais je crois que des textes plus courts se prêteraient mieux au suivi d'un blog.
Ce texte se situe dans les années 80, montée du chômage, dérision de la civilisation des jeux… J'espère que malgré le décalage vous l'aimerez jusqu'au bout.
tulipe,
Je vais mettre un nouveau chapitre en ligne pour vous remercier. Je traîne pas mal à les publier, car ce texte date d'une époque où nous n'étions pas "informatisés", ma femme et moi. Il faut donc le saisir, laborieusement… À bientôt j'espère!
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