Bienvenue au lecteur.

Un espace pour respirer et me souvenir de ce que j'aime… Un lieu aussi où nous serons deux à nous exprimer, Marcelle et Jean-Louis.
Les textes publiés ici ne peuvent faire l'objet d'une autre utilisation que strictement personnelle sans notre autorisation.

jeudi 29 mai 2008

La vie, Lili ! (chapitre 4)

4—Pierre

La plupart du temps Pierre était au chômage. Il trouvait épisodiquement du travail pour quelques jours, parfois une ou deux semaines chez un casseur de Saint-Ouen, près des Puces. Chauffeur, démolisseur, coursier, il faisait un peu de tout et même de la mécanique. A vingt ans, il ne se sentait ni la force, ni l'envie de quitter les siens, et pour aller où ? D'ailleurs, Gina, pas plus que Simon ne désiraient son départ, tout le monde se serrait dans le trois-pièces-cuisine sans salle de bain du vieil immeuble délabré. La famille vivotait sans trop de tracas, pauvrement.
Pierre dévala l'escalier. A l'étage en dessous, le quatrième, les deux familles maghrébines venaient de tuer le mouton en commun. Le palier était encombré de cuvettes, de poubelles débordantes de viscères. Des empreintes sanglantes s'enfonçaient dans les entrées, livrées au regard par les portes béantes. Ça sentait l'abattoir. Pierre se pinça le nez au passage.
Au troisième régnaient les Africains. L'étage semblait abandonné. Les ampoules électriques, cibles préférées des enfants, ne résistaient guère, les barreaux de l'escalier se tordaient en tous sens, de multiples débris jonchaient le sol, ainsi que des jouets brisés. C'était le niveau où tous les gosses se rassemblaient pour jouer, ce qui ne les empêchait nullement de gagner sur les étages inférieurs ou supérieurs, mais ils revenaient toujours ici, au troisième, où les Africains supportaient leur tapage avec nonchalance. Les femmes de cet étage passaient comme des ombres, on ne les voyait presque pas. Les hommes en revanche, nombreux, frères, cousins, alliés, amis, allaient et venaient, absorbés par de mystérieuses occupations. Pierre en connaissait deux ou trois qui plumaient les gogos au bonneteau dans la rue Saint-Denis. Les soirs d'été, ils jouaient quelquefois entre eux sur le palier, où ils abandonnaient des canettes de bière en partant se coucher.
Dessous, il y avait des Portugais et des Français, ni plus ni moins sales que les autres, pareillement fauchés. Enfin tout en haut, au sixième où personne ne montait jamais, vivaient les vieux Coucoureux, un unijambiste grincheux et son épouse discrète. Ils disposaient, disait-on, d'un vaste appartement gagné sur les anciennes chambres mansardées.
Au rez-de-chaussée, Pierre jeta un regard distrait sur les boîtes aux lettres enfoncées, portes arrachées. Les cornets de frites vides, les paquets de cigarettes froissés, les mégots, quelquefois des seringues et des mouchoirs de papier sanglants, ponctuaient le sol de ciment crevassé. Dehors, c'était la grisaille d'un matin d'hiver, plus sale qu'ailleurs. Le vent obstiné et froid mettait les larmes aux yeux. Pierre courut vers la station de métro.
A Saint-Ouen, en franchissant le portail de la vaste cour encombrée de voitures ruinées, de tas de pneus, de ferraille, Pierre entra dans une jungle sauvage que le vent faisait hurler, claquer, grincer, avec des fauves aux grands yeux glacés qui le regardaient avancer.
La camionnette de dépannage l'attendait devant la cabane qui servait de bureau à Roger, son patron. Pierre la salua de la main, la camionnette cligna du phare en retour. Ils s'entendaient bien, tous les deux.
« Ah ! te voilà, dit le patron. Ce matin, tu vas dans le Val d'Oise : Arnouville-les-Gonesses, rue Pierre-Curie… Tu trouveras une 504 sur le trottoir, une rouge avec l'avant défoncé. Tu la ramènes, tout est arrangé avec le proprio.
— Après, je pourrai la démonter?
— Sûr! t'as du boulot ici pour une petite semaine. »
Pierre s'installa au volant, il sentit la camionnette vibrer d'impatience, l'immobilité ne lui valait rien. Roger ouvrait en grand le portail.
« Et pas d'embrouilles, pas de balade dans la campagne comme la dernière fois ! » dit-il.
La dernière fois, Pierre était tombé en panne d'essence sur les bords de la Marne. Le plaisir de conduire, de divaguer au volant et d'oublier la crasse des jours. Roger se livrait à bien des trafics bizarres, mais il se montrait en définitive toujours brave type : Pierre s'en était sorti avec une diminution de salaire.
Il démarra en douceur. La camionnette ronronna comme un gros chat à pistons, gavé de friandises à la graisse rouge. Une fois dégagé des encombrements, Pierre accéléra en klaxonnant sous les regards d'une colonne de jeunes filles en survêtements, cheveux au vent, petite foulée, en route vers quelque gymnase. L'œil fixé sur la file onduleuse qui s'amenuisait au fond du rétroviseur, il rêva qu'il enlevait un chargement de filles séduites par son brio au volant. Pas de ces gamines précoces comme il en poussait dans son quartier, s'habillant mal, s'avachissant vite, non. De ces visions altières étalées sur les magazines, aux silhouettes nourries de viande maigre grillée, de haricots verts premier choix et de petits pois extra-fins, des nourritures propres à conserver leur sveltesse souriante. Elles avaient du mystère dans le regard, de la grâce au moindre geste… Hélas, ces filles-là ne fréquentaient pas un Pierre Martinet. Même si parfois, au Forum des Halles, il frôlait leur image suave, on ne les rencontrait pas rue Greneta.
«Avec du pognon, j'aurais ma chance autant qu'un autre… mais pour se faire des montagnes d'argent en partant de rien, y'a que l'Amérique.»
Il roulait maintenant entre des champs mouillés et nus, les villes s'aplatissaient au lointain lorsqu'il s'arrêta.
« Soyons raisonnables, on se trompe encore de chemin. A ce train là, nous ne sommes pas près d'arriver. »
Il fit demi-tour.
Le soir, Pierre flânait sur son territoire d'un bistrot à l'autre, entre la fontaine des Innocents et la porte Saint-Denis, caressant l'espoir qu'une fois, une connaissance quelconque lui proposerait LA combine mirobolante, celle qui vous fait riche du jour au lendemain. Cependant, rien d'intéressant ne se présentait jamais : trafics d'herbe, de vidéocassettes à écouler à la sauvette…, juste du sordide. Pierre attendait toujours le gros coup qui lui donnerait des ailes pour bondir vers l'Amérique de ses rêves, la terre de tous les possibles, riche enfin. De cette vraie richesse qui va vêtue de soie, de fourrures… Elle habite des maisons opulentes comme des pièces montées de communion, elle s'entoure d'objets raffinés, elle instruit ses enfants, elle est intelligente et sait parler de tout. Du moins c'est ainsi qu'il la voyait. Encouragé par Simon, Pierre lisait de temps en temps. Si la lecture alimentait ses songeries, elle l'aidait aussi à mieux jauger le gouffre qui le séparait des gens prospères, ceux qui vivaient pourtant à deux pas de lui, dans les appartements luxueux édifiés autour du Forum, ou bien du côté de la place des Victoires et du Palais Royal, un monde dont il serait toujours exclu. A moins que la Providence…
De la providence, Pierre avait surtout reçu les dons qui font les fameux voyous, mais il n'avait pas encore saisi l'occasion de s'en servir : rêveur plutôt qu'acharné, caressant davantage que violent, c'était un garçon en apparence gentil, et disponible pour le pire.
Il marchait. Presque inconsciemment, il suivait une silhouette plaisante. Il faisait nuit ; les vitrines éclairées, les réverbères dévoilaient que la jeune fille était blonde, de taille moyenne, galbée où il se devait. Chaque pas ouvrait la fente de son imperméable, c'était amusant et fascinant. La marche régulière soulevait alternativement l'ouverture, fesse droite, fesse gauche, avec un entêtement de métronome. Pierre aurait peut-être continué longtemps, mais soudain la jeune fille se retourna, accusatrice :
« Vous me suivez ! »
Elle avait un visage gracieux sans traits saillants, des yeux bleu intense, une bouche ronde.
« Je suis distrait, pardonnez-moi, c'est à cause de votre imperméable.
— Vous vous trouvez drôle?
— Un peu, même si je ne suis pas génial. Sincèrement, sur vous, cet imper a de la classe. »
Il manoeuvrait pour la coincer contre une porte de la rue Tiquetonne, elle s'esquivait à petits pas de côté.
« Si on allait boire un café ? Il fait froid.
— Je ne vous connais pas.
— Pierre Martinet, mécanicien. Vous devez être nouvelle dans le coin, sinon je vous aurais remarquée, à moins que vous ne fassiez que passer.
— Laissez-moi, Pierre Martinet, je suis arrivée et je suis crevée.
— D'accord, si vous me dites qui vous êtes.
— Pourquoi faire?
— Puisque vous habitez le quartier, on se reverra. Alors, quand je vous appellerai, vous reconnaîtrez celui qui vous a suivie et que vous avez abordé… Moi, je n'aurais jamais osé. Je suis un peu voyou, mais recommandable.»
Elle rit de bon cœur et n'en parut que plus attirante.
« Madi Lacroux, institutrice, dit-elle avec un brin de moquerie.
— Tiens, c'est drôlement joli, une institutrice. »
Elle accepta l'hommage, fit un petit geste d'adieu. Elle lui tourna le dos, pianota si discrètement le code de sa porte qu'il n'en put rien deviner. L'espace d'une seconde, il aperçut les pierres blanches d'un couloir ravalé, et plus rien.

Aucun commentaire: