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mardi 20 mai 2008

La vie, Lili (chapitre 3)

3—Gina
Les Martinet ne roulaient pas sur l'or, on peut même dire qu'ils roulaient sur rien du tout et les ranger parmi les familles les plus fauchées du quartier. Ils habitaient un immeuble vétuste sur une cour noire aux relents de mare aux canards, dans la rue Greneta. La mère se prénommait Ginette, mais se faisait appeler Gina comme Gina Lollobrigida, la vedette préférée de sa jeunesse. A dix-huit ans, Gina était la madone aux belles fesses du quartier des Halles, du temps que c'était encore les halles de Paris. Son visage ovale attirait parce qu'il était joli certes, mais surtout par un air hardi, gai, gourmand de vie. Elle avait des yeux verts allongés, brillants, des cheveux très noirs bouclés naturellement, une bouche large, rose, qu'elle humectait de gauche à droite d'un petit coup de langue. Une bouche à embrasser, manger, rire, provoquer.
Simon lui avait tout de suite plu. Il portait haut et droit, pour ne rien perdre de sa petite taille, une belle face douce aux traits réguliers. «Un profil romain», dit une fois la meilleure amie de Gina, ce qui les brouilla à jamais. Seule, Gina n'aurait pas pensé au profil romain ; alors, qu'une autre le fît à sa place l'irrita. Ce Simon aux mains soignées à qui elle trouvait l'air distingué, bien qu'il eût presque une tête de moins qu'elle, elle le voulait. Ils se marièrent.
A quarante ans, la taille un peu épaissie de grossesses successives, la poitrine alourdie, Gina restait cependant séduisante, par la grâce de sa remarquable cambrure et par cet air toujours à l'affût des plaisirs à saisir.
Gina au pied du lit se déshabillait devant l'armoire à glace. Une fois nue, elle se regarda de profil, fit la grimace.
« T'es positivement la plus belle ma Gina, la rassura Simon enfoui jusqu'au menton sous le drap.
— Coquin, va! » répondit-elle en enfilant sa chemise de nuit de nylon rose avec un décolleté bordé de petites dentelles. Mais elle le dit d'un ton absent, toute préoccupée de ses enfants.
Pierre, le plus grand, toujours à vadrouiller, n'était pas encore rentré ; Daniel dans sa chambre apprenait ses leçons, les écouteurs d'un baladeur vissés sur les oreilles. Gina hocha la tête ; celui-là, ce serait un miracle s'il passait un jour en sixième. Elle entendit grincer le canapé de la salle à manger que sa fille Lili dépliait. La Nouche, la dernière, dormait dans son lit d'enfant rose et bleu, entre la commode et le grand lit.
« Viens vite, ma Gina », chuchota Simon.
Gina dit en se glissant dans les draps :
« Je lui ai donné du sirop calmant pour les dents, comme ça elle nous laissera tranquilles. »
Elle passa un bras robuste et potelé autour du petit homme qui soupira: « C'est bon», et embrassa sa femme derrière l'oreille. Simon travaillait comme veilleur de nuit dans un hôtel et c'était son soir de congé. Il posa sa tête sur l'épaule de Gina et s'endormit sur-le-champ, ainsi qu'il le faisait chaque fois qu'ils se retrouvaient, depuis leur nuit de noces. Gina sourit dans le noir.
Simon était doux, tendre, attentionné, et avec ça le meilleur des pères pour la famille nombreuse qu'elle lui avait donnée, quel homme à la maison serait meilleur que lui ? Gina aimait la chaleur dont il l'entourait ; à sa manière, Gina aimait Simon.
Gina veillait tandis que Simon endormi soufflait du nez contre son cou. Elle entendit Pierre rentrer, reconnut le claquement de ses bottes mexicaines sur le carrelage de la cuisine. Cette fois, au moins, il revenait seul. L'autre jour, il avait ramené son oncle Nanou avec une bestiole empaillée. Gina aimait bien son frère cadet Jean, surnommé Nanou, mais quand il débarquait chez elle, il se débrouillait toujours pour encombrer le couloir d'objets impossibles. Aussi préférait-elle qu'il reste dans sa bicoque de banlieue avec son bric-à-brac de brocanteur. D'autres fois, Pierre ramassait au Forum une gamine à la dérive, ou bien un copain jeté à la porte par son père, Gina les découvrait au matin, allongés sur des coussins dans l'entrée, avec des airs de chats inquiets. Elle entendit ensuite la brève dispute entre Pierre et Daniel, à propos des écouteurs ; les deux garçons partageaient la même chambre. Depuis que les jumeaux s'étaient tués en moto deux ans auparavant, Gina n'était tranquille qu'avec tout son monde à la maison. Rassurée, elle s'endormit à son tour.


A la table du petit déjeuner, Gina, ce matin là, endossa la journée comme un vêtement trop lourd. Morosité des jours maigres qui commencent par des tartines sans beurre et finissent vers un lendemain semblable. Simon souriait des yeux par dessus son bol de café, toujours aimable, satisfait de rien ; il buvait son café édulcoré à la chicorée, y trempait son pain sec sans penser qu'ailleurs on mangeait de la brioche. Gina sentit l'énervement la gagner. Simon demanda ce qu'avait dit le docteur, au dispensaire, à propos de la bouche de la Nouche. Gina, impatiente, répondit que c'était toujours pareil : la Nouche n'avait pas de dents, plutôt une espèce de corne sur les gencives, comme les ruminants.
« C'est tout de même bizarre, laissa échapper Simon.
— Il y a ce dimanche qu'on a passé en Normandie quand j'étais enceinte, avec toutes ces vaches, des fois ça influence… parfaitement, monsieur ! »
Le ton montait.
« Qu'est-ce qu'il se passe ? » demanda Pierre qui entrait dans la cuisine, une touffe blonde hérissée au sommet du crâne, les cheveux rasés sur les tempes. Il était long, maigre, le visage aigu aux pommettes hautes et saillantes. Dans ses yeux clairs on définissait mal la teinte dominante entre le bleu, le vert, et le gris, des yeux flous de rêveur quelquefois, ou plus souvent inquiets —et c'était le cas ce matin.
« Je me suis réveillé, dit-il, je sentais toutes mes veines froides, du haut en bas… et puis, j'avais la salive glacée.
— La semaine dernière, le coeur battait trop fort, soupira Gina.
— C'est peut-être toujours le coeur, 'man? »
Gina haussa les épaules.
« Arrange tes cheveux, ça ira mieux.
— Tu te moqueras moins quand je serai mort, d'ailleurs j'ai donné mon corps à la médecine, vrai, j'ai ma carte depuis quinze jours…
— Je vois pas le rapport.
— S'ils peuvent en tirer quelque chose, tant mieux, mais moi je sens bien que la mécanique n'est pas bonne.
— La mécanique n'a rien, tout vient de la tête, tu es une chiffe comme ton père.
— Hé là! s'insurgea Simon.
— Qu'est-ce qu'elle a donc ce matin ? dit Pierre en se versant un bol de café.
— Il y a que j'en ai par dessus la tête de cette vie miteuse, j'en ai marre de la dèche. »
Gina s'emporta. Elle se permettait en général une bonne colère par semaine. Son visage devenait pivoine, elle postillonnait, les poings sur les hanches, la poitrine agressive. Elle se leva de table en vociférant.
« Tas de moules, bande d'égoïstes incapables, ah! si j'étais un homme, moi, on n'en serait pas là.
— Je suis ni un homme ni une femme, se plaignit Lili depuis le pas de la porte, et les garçons arrêtent pas de m'embêter. »
La Nouche hennit, éveillée par les cris, désespérée comme une pouliche orpheline. Trop heureux de s'échapper, Simon cria à son bébé chéri qu'il arrivait et quitta la cuisine.
« Toi, la mijaurée, cesse de tortiller si tu veux pas te faire remarquer, lança Gina à sa fille. Ils sont beaux, les Martinet : un mollusque, un malade imaginaire, une môme qui pense qu'à ses fesses… et tiens, voilà le bon à rien ! » ajouta-t-elle tandis que Daniel approchait.
Le non à rien recula précipitamment et préféra partir à l'école sans déjeuner. De la chambre, Simon entendit ensuite Pierre claquer la porte d'entrée derrière lui, et Gina rappeler avec rudesse à sa fille de se dépêcher, que Madeleine l'attendait pour neuf heures. Lili travaillait trois jours par semaine au Boeuf Limousin, chez leur cousin Faure, dont le restaurant se trouvait à deux pas, dans la rue Tiquetonne. C'était un arrangement entre sa mère et cette Madeleine, forte femme à qui Constant Faure, trop âgé, avait délégué ses pouvoirs. Elle tenait le restaurant d'une poigne sans faiblesse, réservant ses grâce à la clientèle, et une affection bourrue à son vieux patron. Lili faisait la plonge, mais elle aidait aussi au service à l'heure du coup de feu. Quand elle cassait un verre, répandait de la sauce ou changeait les assiettes avec gaucherie, Madeleine levait les yeux au ciel, tandis que le vieux bonhomme disait avec indulgence:
« La petite donne juste un coup de main, parce qu'elle est un peu de la famille. »
De fait, l'arrière-grand-mère de Gina, dont la physionomie sévère pendait encore au mur de la chambre à coucher pour masquer une tache d'humidité, était une tante par alliance de Constant. Ça remontait plus loin que la guerre de quatorze. Constant Faure aimait la jeunesse, il appelait Lili « ma petite cousine » et entreprenait volontiers pour elle le récit du passé glorieux de son restaurant, comme en témoignait un dessin exécuté sur un coin de nappe en papier, aujourd'hui exposé au mur, un Picasso, un vrai. Constant évoquait tous ces gribouilleurs de jadis qui avaient honoré sa gargote, avant de finir morts et encadrés dans les musées.
« Tu te rends compte, ma petite cousine ? »
Madeleine mettait souvent fin au bavardage du vieil homme.
« Cousine ou pas, elle est ici pour bosser. Allez, la môme, aux cuisines ! »
Constant se taisait, penaud devant sa toute-puissante Madeleine, Lili retournait à sa plonge. Le vrai patron du Boeuf, c'était bien Madeleine. Quand Lili s'en plaignait à sa mère, Gina répondait:
« Tu es quand même dans la famille, et puis c'est tout près d'ici, et ça fait quelques sous en plus. On va pas cracher dessus. »
Lili, donc, aidait au Boeuf Limousin en attendant de pouvoir s'inscrire aux cours d'esthéticienne de ses rêves…
« Et ce jour là, ça va encore nous coûter la peau du dos », disait Gina lugubre.
Elle promettait de constituer dès que possible un pécule à sa fille pour les cours d'esthéticienne, mais Lili n'y croyait guère. Chaque année, en période de rentrée scolaire, quand Daniel rapportait des listes de fournitures interminables, Gina se lamentait, jurait qu'ils ne s'en remettraient jamais, puis elle avait recours à la boîte à sucre où Simon et Lili thésaurisaient leurs pourboires en vue des fameux cours… Lili se désolait de son sort.
Après le départ de Lili, les bols et les casseroles s'entrechoquèrent encore un moment dans la cuisine, puis le calme revint. Quand Gina rejoignit Simon, un biberon à la main, elle avait retrouvé un teint normal. Elle n'osait pas l'affronter de face, coulait vers lui des regards gênés.
« Tu es fâché ? »
Simon ne répondit rien, il achevait de changer la Nouche qui lui adressait un grand sourire édenté.
« Ecoute, j'aurais pas dû, je sais que ce n'est pas ta faute si on est dans la dèche, tu fais ce que tu peux.
— A mon bon savoir, nous serions plus riches si nous n'avions pas eu six enfants à élever. »
Il tendit le bébé à Gina, prit son manteau et sortit sans un mot de plus. Gina se mit à pleurer.

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