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Un espace pour respirer et me souvenir de ce que j'aime… Un lieu aussi où nous serons deux à nous exprimer, Marcelle et Jean-Louis.
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mercredi 19 mai 2010

Les Poussegrain —4


Résumé des épisodes précédents:
C'est une époque où l'Europe est enceinte de Napoléon, mais elle ne le sait pas encore. L'histoire se déroule aux armées, côté intendance libérale —l'usage étant alors d'autoriser le petit commerce à pallier les carences de l'ordinaire du soldat. Le petit Juste Poussegrain tombe orphelin de père peu après sa naissance. Sa maman le ramasse, quoiqu'elle eût préféré une fille pour l'épauler plus tard dans son beau métier de vivandière. Cependant, la mère Poussegrain éduque l'enfant de son mieux ; elle lui obtient un jour, sans l'avoir sollicité, la faveur d'un tirement d'oreille de la main même du général Bonaparte…

Dès que le gosse fut en âge de se rendre utile, la vivandière le mit à trier les lentilles, et eut à cœur de l’initier aux servitudes du métier à mesure qu’il grandissait. À treize ans, il avait les mains calleuses et besognait comme un brave petit homme. On était alors en pleine guerre de la quatrième coalition contre les Prussiens, les Anglais, et les Russes. Au bivouac, Juste installait l’auvent de toile à l’arrière du chariot, dressait sur des tréteaux la planche épaisse de chêne qui tenait lieu de table, sortait les chaudrons, coupait ou ramassait du bois, puisait l’eau à la rivière, entretenait le feu, touillait la soupe, servait la troupe, enlevait les cendres, faisait la plonge et la lessive, étendait le linge, pansait les chevaux, essuyait du matin au soir les taloches de la Poussegrain qui le traitait ostensiblement en fille afin de l’humilier, l’appelant à tout bout de champ Justine ou salope, ce qui valait parfois au gamin le regard torve d’un grenadier de la clientèle.

Quand l’armée remportait une victoire et que vivandiers, vivandières et filles à soldats suivaient son train jusqu’aux portes d’une ville conquise, elle envoyait le gamin en avant-garde s’associer au pillage de la troupe, car en prenant de l’âge, elle souffrait des articulations et ne grimpait plus aussi aisément les escaliers qu’autrefois. Il advenait aussi souvent que l’on restât à piétiner aux abords de hameaux pouilleux, réduit à picorer les cadavres d’un champ de bataille en compagnie des corbeaux. La Poussegrain entraînait Juste de corps en corps.

« Occupe-toi du Prussien, là-bas, moi je vais faire ce petit lieutenant.

― Le mien bouge encore, mère…

― C’est une impression que t'as.

― Il me regarde, je vous dis !

― Retourne-le, il te verra plus, idiote. Quelle histoire, pour un gars qui sera crevé avant une heure ! »

Juste apprit à fouiller les poches et les cartouchières, à retirer la bague d’un doigt sans perdre de temps à s’émouvoir d’un dernier soupir. Il devint habile à se faufiler mine de rien dans une maison, parmi les soudards au viol et au pillage, et à repérer du premier coup d’œil ce qui satisferait sa mère : l’or, l’argent sous toutes les formes, la soie, la laine neuve, le jambon fumé, un flacon de schnaps…

Selon toute logique, ces activités de prédateur auraient dû endurcir le gamin à l’extrême ; miraculeusement il n’en était rien, Juste se donnait un mal de chien pour gagner le seul amour de sa mère, en dépit d’un dégoût grandissant de cette existence. Il agissait en automate, aveugle et sourd aux souffrances du monde pour ne pas s’abandonner à l’épouvante, à cette terreur qui le faisait surgir hurlant du sommeil et s’agripper comme un noyé à la Poussegrain.

Ils partageaient la même paillasse parce qu’elle détestait dormir seule, sans doute son unique faiblesse ―elle trouvait que la solitude au lit préfigurait celle de la tombe. Le plus souvent, elle matait ses cauchemars d’une rebuffade, mais l’attirait quelquefois contre son gros ventre avec des grommellements presque affectueux. Il se rendormait là, apaisé par ces tiédeurs inoffensives qui lui tenaient lieu de bien-être. Il se sentait à l’abri près de sa mère-laie, permanente et sûre, cette grande gueule capable d’intimider une escouade d’ivrognes, plus savante qu’un officier sur le chaos des temps dont elle ne semblait jamais étonnée.

Pourtant, la bataille d’Eylau réussit à couper le sifflet et l’appétit de la Poussegrain. Elle ne gardait aucun souvenir d’une boucherie comparable ; partout du sang, de la viande, les hommes mêlés aux chevaux dans la mort ; par dizaines de milliers des jeunes Français, des jeunes Prussiens, des jeunes Russes, estropiés, aveuglés, perforés, éventrés, décérébrés, démembrés, déchirés, éparpillés. La vivandière en resta mélancolique plus d’une semaine.

(premier épisode par icila suite par là…)

Texte publié initialement sur le blog «Fut-il ou versa t'il dans la facilité ?» de l'ami Arf, dans le cadre des vases communicants.

vendredi 7 mai 2010

Laiteuse #VasesCommunicants

J’étais un écolier, un collégien puis un lycéen «approximatif ». En ce sens que l’école n’a jamais été une priorité absolue tant j’étais occupé à regarder haut vers le ciel. La tête dressée dans les nuages à me rompre les cervicales, j’observais petite et grande ourse en ballade rêveuse, de voies sans issue réelle en routes opalines et vaporeuses. Bref, j’étais un contemplatif flâneur et je n’avais aucun complexe à rendre l’oisiveté indispensable. Cependant, malgré cette nonchalance chronique, je me levais très tôt le matin, prenais mon petit déjeuner, passais rapidement sous la douche - c’était pénible la douche le matin ! - et traînais péniblement ma carcasse juvénile jusqu’au bus scolaire. Je grimpais les deux marche-pieds en tôle, saluais vaguement le chauffeur avec ma carte orange et m'amollissais sur le premier siège libre pourvu qu’il soit placé côté route. La tête maintenue par la vitre, je soufflais sur l’épais verre froid quelques anneaux de buée condensée et mes neurones vacants, je faisais le vide sur le brouhaha ambiant. Trois quarts d’heures plus tard, le bus vomissait sa cargaison devant le lycée déjà riche en ados boutonneux. Les meilleurs jours, je suivais le cortège des traînards jusqu’à l’usine à apprendre ; les autres, les trop lourds, je les passais au troquet du coin entre flipper et galopins de panaché bien blanc.

Un jour où je n’avais pas envie d’embuer la vitre de mon haleine matinale, je la vis entrer dans le bus. Tel un animal à l’affût, je me dressai droit sur mon siège pour qu’elle me remarquât et elle, petite mais pas trop, visage clair mais malicieux, joua à ne pas m’apercevoir. D'un regard évasif posé vers le fond du couloir, elle continua sa marche goguenarde en se dandinant sur mon œillade suggestive qui suivait son déplacement. Par une souple inclinaison de tête, ses cheveux bruns fournis et bouclés se versèrent sur ses épaules puis, par une enjambée élancée, le mouvement de ses hanches à bascules s’enclencha sur ses arrières généreux. Deux signes qui marquaient à l’évidence sa perception de la situation et le début d’une parade séductrice. Ses pupilles couleur noisette roulaient à l’intérieur de larges et rondes membranes lactescentes pour former deux yeux abusivement armés et donc impossibles à soutenir du regard. Un centième de seconde et ils s’écartèrent pour balayer l’entourage - dont moi exagérément perché sur mon fauteuil - et rapidement ils rejoignirent leur centre d’un mouvement lascif et hautain. Et enfin d’un long entrechat sensuel, elle s’assit trois rangées devant moi, prés de la fenêtre, si bien que je ne voyais plus que sa touffe de cheveux et leur masse grouillante dédoublée dans la vitre. A cette réflexion étrange se mêlait la mention blanche « securit » certifiant d’une réalité crue les reflets incertains de ses épaules. Elle passa la main dans sa chevelure pour en chasser la moitié côté couloir et découvrit ainsi une nuque laiteuse plantée sur un cou longiligne. Dans le prolongement, « securit » se dessinait maintenant sur son épaule et plantait son T final au centre de ses deux omoplates. La paume de la main posée à plat sur la vitre, il me semblait la toucher, caresser sa toison, faire frissonner sa peau translucide mais cet ersatz ne me renvoyait que la froidure maussade du verre poli. J’avais une envie irraisonnée de fourrager de mes doigts sa jungle capillaire, y glisser mes ongles pour redescendre en prise délicate sur ce bout de chair tendu que formait son cou dans le reflet. J’aurais aimé d’une caresse soutenue faire circuler son sang invisible et rougir sa peau autant que mon visage s’empourprait en plaques saillantes de mes pensées troublées.

Ce matin là, les trois quarts d’heures du trajet scolaire s'évanouirent en quelques secondes. La belle nuée sur le verre descendit du bus sans se retourner, juste avant le dernier arrêt. Tandis qu’elle s’éloignait dans la lueur blafarde, je reposai ma tête sur la vitre et bouche entrouverte, expirai à nouveau un anneau de buée sur la mention « securit ». Mon nez collé à la vitre, j’effaçai les traces de l’inconnue à la peau laiteuse et aux cheveux fugaces.

Ce billet a été rédigé par que je reçois aujourd’hui dans le cadre des vases communicants. Vous pouvez suivre ce chemin pour aller lire mon billet publié chez lui.

Voici la liste des autres participants du jour à ces vases communicants :


jeudi 29 avril 2010

Histoire de la famille Poussegrain 3

Résumé
1794 : Juste est orphelin de père depuis peu, mais il n'en sait rien ; sa mère la vivandière est veuve, mais elle s'en fiche.

La mère de Juste, qui ne lui pardonnait pas d’être un garçon, ne l’aimait guère ; toutefois, elle péta d’orgueil jusqu’à sa mort parce que Bonaparte s’était intéressé une fois au marmot. À deux ans, elle ligotait encore Juste de langes, couché dans une corbeille à linge qu’elle suspendait à un arbre avec des cordes, près du chariot, ce qui lui permettait de vaquer à la cuisine sans risquer de l’ébouillanter ou de l’avoir sans cesse dans les pieds. D’un simple coup de hanche au passage, elle pouvait imprimer à la corbeille un mouvement berceur durable ; de plus, le bébé restait ainsi hors de portée des loups, des chiens errants, des rats, et de tous ces agonisants haineux qui pullulent au voisinage d’un champ de bataille.

Durant le silence des armes, quelle que fût l’heure de la journée, des soldats traînaient autour de la cantine, attirés par l’odeur de soupe aux fayots ou aux lentilles, et davantage encore par cet alcool de qualité qui assurait à la mère Poussegrain une clientèle étendue, malgré sa réputation de rapacité. Où que la guerre la menât, elle avait son réseau de pourvoyeurs en eau-de-vie, grappa, rhum, vodka…, dont elle avait soin de ne jamais manquer.

Le général Bonaparte, accompagné d’un aide de camp et de son peintre personnel, un certain citoyen Gros, passa un jour à proximité de la roulante au pas de promenade d’un grand cheval noir. Toujours friand de popularité, il s’arrêta à la vue des hommes attroupés, mit pied à terre et s’entretint familièrement avec eux, tandis que le peintre faisait des croquis. Il tira l’oreille du soldat le plus ému, ainsi qu’il s’amusait parfois à le faire, disant : Alors, mon brave ! Comme la Poussegrain insistait pour lui offrir un petit verre d’eau-de-vie, il le vida d’un trait, puis il se pencha sur la corbeille de Juste, regardant le bébé fixement d’un air énigmatique. À la fin, il lui tira l’oreille droite… Juste se mit à gueuler comme un porcelet dont on tord la queue. Confus, Bonaparte remonta à cheval et lança à la cantonade : On en fera un brave !

(premier épisode ic
i la suite est par là…)

lundi 19 avril 2010

histoire de la famille Poussegrain 2

2
Résumé
1794: l'artilleur Poussegrain avait la guigne, La Poussegrain son épouse enceinte voulait une fille, mais ce fut un fils, prénommé Juste. Le héros, c'est Juste, pour le moment.

À quelque temps de là, sur la route de l’Autriche Poussegrain père réapparut bizarrement à Lyon dans la boutique d’un fripier, le ballot de ses hardes militaires sous le bras, dont il espérait tirer de quoi s’offrir un casse-croûte. Le boutiquier, qui était patriote, dépêcha son fils en douce au Comité de Salut Public et fit durer le marchandage jusqu’à l’arrivée d’une escouade de gardes…

On emmena Poussegrain et ses loques d’uniforme accusatrices. L’aurait-on arrêté deux ou trois jours plus tard, que même déserteur il pouvait sauver sa tête, mais on vivait les derniers feux de la Terreur jacobine. Poussegrain l’ancien fut guillotiné le 7 Thermidor avec une charretée d’ennemis de la nation.

Le petit Juste pour sa part, connut la vie précaire des fils de vivandières, qui est une sorte de bohème militaire par les chemins de l’Histoire. À deux ans, il entrait à Milan derrière Bonaparte ; il prit son premier bain quelques mois plus tard dans l’Alpone, où il tomba malencontreusement du dos de sa mère tandis qu’elle détroussait des soldats morts sous le pont d’Arcole. Comme on était en novembre, il bleuit si fort que la pauvre femme dut interrompre son labeur et le ramener dare-dare au chariot avant qu’il ne prît mal. Elle lui donna une bonne fessée, autant pour le réchauffer que pour le punir du manque à gagner.

De ce jour, Juste conserva une prévention irraisonnée contre la baignade que la mort de sa mère dans des circonstances comparables, des années plus tard, devait encore renforcer. Tant qu'il vécut par monts et par vaux, molécule anonyme perdue dans le vaste remugle de pieds de la troupe, cela ne porta guère à conséquence. Ce n'est qu'en rejoignant la société civile, et plus précisément la société de femmes accoutumées à une toilette hebdomadaire, voire quotidienne pour certaines extravagantes comme celle qu'il épousa, ce n'est qu'en découvrant les senteurs de la paix qu'il eut à souffrir de se laver.

Toutefois, il était encore loin de ces extrémités : à trois ans, il assistait à la bataille de Rivoli. Le petit commerce de la vivandière prospérait ; elle avait pu remplacer les deux bourrins efflanqués qui tiraient sa roulante depuis l’occupation de Nice, en 1792, par de robustes bêtes de labour italiennes. Les soldats se pressaient devant son chaudron les poches pleines, et son magot grossissait au point de lui meurtrir quelquefois les seins en dormant.

Du coup, elle dégoulinait d’admiration et de gratitude envers Bonaparte, qu’il est né coiffé, çuila, faut pas le lâcher ! Malheureusement, malgré sa détermination à coller aux basques du fortuné général ―à la traîne de son étoile, plutôt, car elle ne l’avait approché quelques instants qu’une seule fois―, elle ignora longtemps qu’il était en route vers d’autres cieux, et apprit la nouvelle de l’épopée égyptienne alors que les affaires commençaient à se gâter sérieusement pour les troupes françaises d’Italie…

À cinq ans, Juste apprit l’art de battre en retraite après les défaites de Legnano et de Magnano, sans abandonner la moindre gamelle ni une lentille à l’autrichien ou aux paysans ingrats qui leurs jetaient des pierres au passage. Sainte Barbe, qui est la patronne des artilleurs —des artilleurs français s’entend—, dut étendre sur l’enfant de feu Poussegrain et sa mère une aile miséricordieuse, car ils survécurent à la poisse obstinée des troupes républicaines jusqu’au retour de Bonaparte.

Alors, le vent tourna presque du jour au lendemain et le gamin put fréquenter à nouveau les parages de la victoire : il connut Marengo à six ans, Austerlitz à onze, et Iéna, Friedland, Wagram… Bref, il poussa tel qu’on peut s’attendre à pousser à la traîne d’un conquérant, mêlé à l’écume de son sillage.
(à suivre, peut-être…)

Le début est là… La suite ici…

mardi 13 avril 2010

L’étrange et véridique histoire de la famille Poussegrain

1

Le père de Juste Poussegrain laissa peu de traces de sa personne ici-bas, mis à part son fils et, ultime vestige: une pièce d’archives, où son patronyme égaré dans une liste de ci-devant, figure amputé du prénom par une malencontreuse tache d’encre. Au dire de Juste, c’était un artilleur de la République, la Première, aux temps héroïques où les épaulettes d’officier poussaient du sol gras d’un champ de bataille plus vite que les pâquerettes, à la portée du premier venu courageux, pas trop sot, et plutôt chanceux.

Il n’y a aucune raison de penser que l’artilleur Poussegrain fut moins vaillant qu’un autre, puisqu’il combattit de-ci de-là durant six années de sa vie sans prendre la poudre d’escampette, mais il manquait de jugeote. Et avec ça, il avait une guigne à faire peur, surtout qu’il tirait au canon de son état. Ambitieux et cupide, disposition d’esprit qui peut toucher le simplet aussi bien qu’un sujet éveillé, il s’était enrôlé un matin de carmagnole dans l’armée qui traversait son village, parce qu’il voulait devenir riche promptement, et qu’il trouvait astucieux de s’en remettre à l’étoile d’un chef pour le mener sur les chemins de la fortune. A trente ans, il était donc toujours artilleur et servait dans l’armée d’Italie lorsque survinrent, en 1794, les événements qui devaient le perdre. Il lui fallut d’abord épouser une vivandière enceinte de six mois, une rosse disgraciée mais vigoureuse qui expédiait à la main un boulet de huit livres à dix pas, après qu’elle l’eut convaincu d’un coup de genou aux couilles d’assumer ses prétendues responsabilités.


La mégère des régiments avait sa petite fleur au cœur : elle rêvait d’accoucher d’une délicate fillette qu’elle emmailloterait de dentelles, cajolerait d’un bout de l’année à l’autre, entourerait tant et plus de ces soins, de cette tendresse qu’elle n’avait jamais connus dans sa putain de vie. Elle veillerait farouchement à lui épargner les outrages de la soldatesque et l’établirait un jour mercière dans une ville tranquille, grâce à ses économies, à moins que la mignonne n’épousât un sous-officier de cavalerie bien propre, et ne se métamorphosât par conséquent assez vite en jeune veuve attendrissante qu’un valeureux capitaine remarierait. La petite à coup sûr vieillirait maréchale, l’époque y était propice. On la prénommerait Justice en hommage à la république, car la vivandière était patriote. Concurremment superstitieuse, elle voulut par contre qu’un curé à l’ancienne dispensât à ses épousailles une bénédiction garantie par le Saint-Siège plutôt que par la Constitution.


Poussegrain rétribua sur sa solde divers intermédiaires et le prêtre réfractaire qui vint les marier en pleine nuit au fond d’un bois. Le curé, un escogriffe affamé, dévora à lui seul la moitié du panier de victuailles prévu par la vivandière pour sustenter la noce, laquelle se réduisait aux époux ainsi qu'à deux artiflots en guise de témoins. Trois mois plus tard, l’artilleur paya encore le baptême clandestin du jeune Poussegrain, tombé au petit matin de l’entrecuisse maternelle sur les sacs de haricots secs de la roulante. Le garçon fut appelé Juste, par dépit, et en souvenir d’une fleur fanée.


Sur ces entrefaites, un nouveau général prit le commandement de l’artillerie à l’armée d’Italie, un certain Buonaparte, petit, maigriot, agité, pète-sec. Dès qu’il eut l’occasion de l’apercevoir au cours d’une espèce de manœuvre de bienvenue, Poussegrain l’ancien jugea qu’il ne payait pas de mine. D’instinct, il pressentit que le Corse manquait d’envergure ; ce n’était pas sous ses ordres que l’on pouvait escompter accomplir de grandes choses, ni par conséquent se remplir les poches. D’ailleurs dès son arrivée, un homme de valeur comme le capitaine Ducoin, dont la grande gueule et la culotte distendue par les plus fières gonades du régiment présageaient à eux seuls d’une haute destinée, Ducoin disparut du jour au lendemain. Le bruit courut qu’il allait rejoindre Dumouriez à l’étranger, au service des émigrés de l’ancien régime. On entendrait parler de lui avant peu !


L’artillleur Poussegrain comprit qu’il atteignait un tournant important de sa vie : lui aussi devait choisir une bonne fois le camp des gagnants. Ainsi résolu à repartir d’un meilleur pied, il tenta plusieurs nuits d’affilée de mettre la main sur le sac de tissu dans lequel son épouse serrait de l’or. Comme elle le portait sous la chemise, suspendu au cou par une chaînette de cuivre, ce n’était pas une affaire simple, d’autant que le haut du sac, souple et vide, se trouvait généralement coincé entre les seins lourds. Des liaisons nerveuses d’une exquise sensibilité semblaient s’être développées au fil des économies entre la peau de sa femme et la poche de lin graisseuse. A peine Poussegrain effleurait-il le sac, que la vivandière sortait du sommeil le plus profond, les yeux allumés, soupçonneux à la clarté de la lampe à huile. Il en avait chaque fois le frisson et feignait de dormir, tandis qu’elle l’épiait ensuite longuement. Sans doute songea-t-il à l’estourbir, on ne sait, mais si ce fut le cas, la peur de louper son coup dut le retenir…

«Ton cochon de père, la nuit qu’il a tiré ses grègues, j’l’ai vu debout à côté de ma paillasse avec une buche. Quoi que tu fiches? j’y ai demandé. Y a du bruit dehors, j’descends, des fois qu’on s’en prendrait aux chevaux, qu’il me dit, faux comme le cul de la marquise. » À défaut d’or, Poussegrain l’ancien emporta donc une bûche de la réserve lorsqu’il déserta l’antre conjugal et l’armée française à la fois.

(à suivre par là)

(Ce texte connaîtra une suite, dans la mesure où il aura des lecteurs, mais les épisodes à venir ne respecteront pas nécessairement l'ordre chronologique: nous nous réservons la possibilité de faire intervenir d'autres personnages d'une longue lignée. Ce qui, d'ailleurs, a été déjà le cas avec la publication de «La vérité en quelques lignes sur Yvonne Ruchel»)

Notez que «l'Histoire des Poussegrain» sera, à l'avenir, signée Le coucou au lieu de Michel Grimaud par simple commodité, pour éviter les embarras de connexions multiples…

mardi 23 février 2010

Romance

Je regarde ton front, il ferme ton visage incliné, comme un mur intime déroberait le paysage de mon amour. Un mur réchauffé de soleil, tendre et lisse du beau poli de l'ambre. Un mur. Je te regarde, retirée dans un ailleurs où je ne suis pas. Je dis: redresse la tête, tu respireras mieux. Tu étires le cou, tu relèves ton visage et souris. Tu dis: c'est que j'ai tant de musique dedans, ça pèse! Nous rions et nos mains se rejoignent par dessus la table. Je presse la tienne, juste assez pour confier un élan de dévotion sans infliger de douleur. Il faut aux passions de l'âme des corps sûrs pour en soutenir la violence latente ; peau, chairs, muscles et os perdent avant nous l'aptitude à la fougue. Je la regarde, cette main dans la mienne trop grande pour elle, fragile et vaillante, ses doigts déliés, la soie froissée des années qui passaient quand nous vivions sans horloge. Cette main belle, je la regarde, je veux croire qu'à cet instant nous pensons l'un et l'autre que tout a commencé de cette façon, avec ta main dans la mienne. Ou bien était-ce par tes doigts tressés aux miens, car tu as toujours eu une avance d'audace sur moi —mais qu'importe?

C'était un salon pénombreux de la Plaine Monceaux, rempli de menues choses luisantes dont je ne me souviens plus, sinon d'une carte postale sous verre qui représentait un château de Normandie où les propriétaires de l'appartement avaient vécu. Le décor mélancolique d'une bourgeoisie aimable et usée. Près de la porte se trouvait ce piano droit sur lequel tu venais travailler plusieurs fois par semaine. De l'autre côté de la porte, un bout de couloir séparait le salon de la chambre où je logeais. Je la regagnais tôt le matin pour dormir un peu, au bout d'une nuit de veille fastidieuse. C'est là que j'ai commencé à vivre plongé dans tes gammes et tes exercices, comme on peut parcourir le sous-bois dans la rumeur des frondaisons, sans l'entendre. C'est là qu'un essor de ballade ou de scherzo me mettait en émoi, comme on suspend sa respiration aux trilles soudains d'un merle. J'ai fait sur tes pas le grand voyage à la musique qui ne s'est jamais achevé, puisque j'étais né au désert et que l'immensité du monde m'attendait.

Tu étais entrée un matin, tu avais la clef, on ne m'avait pas averti de ta venue. Bonjour, je viens répéter, Alban me prête son piano, je n'en ai plus où je suis, avais-tu dit, comme contrariée de mon apparition au seuil de la chambre. J'ai oublié ce que fut ma réponse, mais non la gaucherie de ma retraite précipitée. L'occasion de nous présenter l'un à l'autre était passée, ta beauté remparée d'indifférence, ma timidité, en contrariaient pour un temps le retour. De l'autre côté de la porte, le discours magique de tes mains me parlait sans mots d'histoires toujours renouvelées. Étonné de moi-même, de ce que sans l'avoir recherché ta musique m'élevait, bientôt je m'étonnais de toi. Ce n'était qu'après ton départ, quand la trace de ton parfum et l'aimable fantôme de ta silhouette souple erraient encore dans l'appartement, que me venait aux lèvres la question: qui êtes-vous? J'ignorais encore qu'une telle interrogation en recouvre des milliers d'autres, et que l'on peut chaque matin redécouvrir une seule personne.

Au fil des jours cependant, j'avais appris ton prénom et su que tu venais du sud, même si tu étais née derrière la Butte Montmartre. Non, cela, le lieu de ta naissance, je l'ai connu beaucoup plus tard. Tu venais d'un autre sud que le mien et je t'appelais par ton prénom, bien que nous nous soyons vouvoyés trop longtemps. Souvent, il nous arrivait d'être seuls la matinée entière dans l'appartement, nous nous retrouvions à bavarder quand l'envie d'une cigarette te prenait. Alban t'avait parlé de ces choses rimées d'une adolescence tardive, qu'il m'arrivait de dire certains soirs devant des soupeurs du Quartier Latin, tu exigeais d'en savoir davantage… Mais Alban ne m'avait rien révélé, ou si peu, de toi. Quand mes laborieux détours imposés par l'inculture musicale nous ramenaient enfin à ta personne, dont je comptais percer les défenses sur les secrets de la vie ordinaire, tu te dérobais dans la musique. J'ai vite deviné qu'elle te servait de refuge, mais j'ai mis des années à comprendre qu'elle était le sang qui t'a gardée en vie.

Enfin un jour, dans l'un de ces moments de complicité curieuse et inégale, sortant de ta réserve tu racontas un rêve que tu venais de faire. Chopin en personne t'avait rendu visite, chez toi, et tu n'avais pas résisté à la tentation de le questionner à propos d'une petite note singulière dans ta ballade préférée. Quelle était donc sa raison d'être? Ah! cette note… C'est quand on connaît quelqu'un assez bien pour lui dire: tu.

Je te regardai, ébloui de te découvrir la grâce d'un rêve pareil, et ne sachant comment revenir à notre coin de table de salle à manger, un peu piteux, je dis: alors, cette petite note n'est pas pour moi! Tu ris comme ce soir, plus fort car nous étions jeunes, et, je le crois bien, tu pris ma main dans la tienne. Nous sommes restés un long moment ainsi, à nous regarder en silence, embués, avant que nos doigts ne s'enlacent en se serrant très fort.




lundi 19 janvier 2009

Royal cauchemar


Cinq heures. Illuminé de haut en bas, le palais, livré aux outrances révolutionnaires du peuple, semblait un volcan éventré. Le sommet crachait des flammes, à tous les étages on jetait à travers les baies fracassées des meubles précieux, des trésors, on défenestrait ses derniers fidèles. Plein d'effroi, il courait pour quitter la ville. Il courait pieds nus, pris au dépourvu par l'insurrection, comme dans ses plus mauvais rêves.
Il reçut au visage le souffle froid et odorant de la campagne, il se crut sauf. C'est alors qu'une vieille femme surgit d'une masure ; elle ouvrait de grands bras décharnés pour lui barrer le passage. Tout de suite elle remarqua ses pieds nus.
«Tu es le roi, dit-elle accusatrice.
—Laisse-moi passer.
—Je veux ton manteau.
—Je n'ai plus que lui! gémit-il.
—Donne-moi ton manteau, il va neiger et j'ai froid.»
Accablé il ôta le vêtement, puis tandis qu'elle l'enfilait avec satisfaction, il croisa machinalement les mains devant son sexe.
«Ça te fait pas bander, la révolution?» ricana la vieille.
Il se mit à pleurer, alors que tombaient les premiers flocons de neige.
Cinq heures.
La couronne reluisait sur la table de chevet; elle cerclait d'or massif un verre d'eau minérale et une boîte de suppositoires à l'huile de foie de morue. Le roi Budiban II dormait sur le dos, les mains croisées sur la poitrine, solennel. Ses pieds nus sortaient du lit débordé; les gros orteils s'agitaient par intermittence, étirés en arrière avec une raideur vibrante, pénible à observer —des orteils hors du commun, volumineux et pâles, qui dépassaient généreusement les autres doigts de pieds de plusieurs centimètres. Des orteils d'écraseur.

Extrait de L'Arbre d'or, roman publié par les éditions Denoël, collection Présence du futur -1983