Bienvenue au lecteur.

Un espace pour respirer et me souvenir de ce que j'aime… Un lieu aussi où nous serons deux à nous exprimer, Marcelle et Jean-Louis.
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lundi 1 août 2011

Jean-Louis Fraysse est mort le 27 juillet 2011. Nous l'avons enterré le 1er août aux côtés de sa femme.
Avec la mort de Jean-Louis, c'est également la fin du Coucou que Jean-Louis avait créé en mars 2008 sous le coup d'une indignation politique.
Jean-Louis se disait enrichi par le dialogue mené sur le Coucou et chérissait son blog à plus d'un titre, celui, entre autres, des liens d'amitié qu'il y développait.
A tous, donc, merci 



je recopie ici le petit texte que les enfants de Marcelle et Jean-Louis ont demandé à mettre sur l'autre blog de Jean-Louis
je fermerai définitivement les commentaires d'ici une quinzaine de jours, et me retirerai ensuite sur la pointe des pieds 
Gaël

mardi 26 juillet 2011

Les Poussegrain —11

Résumé : dans l'épisode précédent, Juste et la Blanche venaient de terminer leurs galipettes, ce qui me remet en mémoire un curieux incident survenu à l'été 2010, lorsque mon épouse et moi rendîmes visite à Juste Poussegrain et sa famille. Quittant le vénérable ancêtre, nous étions descendus de sa chambre à la cuisine de la grande demeure où nous devions nous entretenir avec Camille, l'une des représentantes de la jeune génération Poussegrain. Tout en répondant gentiment à nos questions, elle mangeait une tartine de Nutella, assise à la longue table qui se trouvait là. Soudain, il y eut un grincement au-dessus de nous et une trappe s'ouvrit dans le plafond, la tête d'une vieille personne apparut, ridée et blafarde, encadrée de cheveux blancs défaits, incroyablement longs, qui pendouillaient dans l'ouverture jusqu'à frôler la surface de la paillasse en dessous. «Peux-tu me passer le pot ? J'en goûterais bien aussi avec Mathurin», chevrota-t-elle. Camille se leva et lia obligeamment le col de son pot de Nutella à l'aide d'une mèche des cheveux de la femme, car c'était bien d'une femme qu'il s'agissait. «C'est bon, tante Constance, vous pouvez y aller ! dit-elle. —Merci petite», fit l'autre, tandis qu'elle commençait à remonter le pot au bout de ses cheveux, d'une main parcheminée. La trappe se referma en couinant, et comme nous demandions à Camille quelques explications sur cette apparition, elle proposa de nous prêter un cahier de son père, dans lequel nous trouverions relaté tout ce que nous désirions apprendre. «Ton père ne sera pas fâché ? —Ben, non ! Vous êtes de la famille, même si vous n'habitez pas ici…» De fait, plusieurs de nos innombrables cousins et cousines nous ont généreusement communiqué leurs écrits à divers moments, grâce à quoi nous avons pu entreprendre ce récit, beaucoup moins embrouillé que ne pourrait le croire le lecteur pressé. Voici donc à l'état brut ce qui peut être raconté quant à l'histoire d'amour fou de Constance et Mathurin.

Quand il était petit, mon grand-oncle Mathurin impressionnait toute la famille : cela faisait déjà du monde dans l'hôtel Poussegrain, entre la descendance en ligne directe de pépé Juste (c'est ainsi que nous appelons le patriarche, nous les jeunes de cette maison de fous), et celle des alliés, encore limitée aux Coquelin à l'époque. On trouvait Mathurin d'une précocité quelque peu monstrueuse : né avec des cheveux très noirs, des sourcils de même, tout comme le duvet présent dans ses oreilles, sur sa poitrine et le dos de ses menottes, il présentait en outre au niveau du sacrum une bosse épaisse, qui faisait songer au germe d'une queue prête à percer la peau. Tante Gertrude, nounou de la maisonnée, se montra toujours avec lui d'une tendresse un peu distante, presque craintive. Le père de Mathurin, l'arrière-grand-oncle Grégoire dont la bouche béait du matin au soir depuis toujours, l'ouvrait encore plus grande de perplexité quand il voyait son dernier fils : il y entrait des mouches aux beaux jours sans qu'il s'en aperçût. Cet enfant velu, puissant, qui prit en grandissant des yeux de braise, comme on dit de ces regards brillants qui vous dévorent vif, en tout cas animé d'un air d'intelligence alerte, à l'affût de la moindre nouveauté, cet enfant inquiétait le père au dernier degré.

Dès que Mathurin fut en âge d'apprendre à lire, on le mit en pension chez les pères jésuites à qui Grégoire donna mission de l'éduquer dans la crainte de Dieu. Il escomptait, quoi qu'il advint du gamin par la suite, que l'on mettrait en Haut Lieu cette bonne intention à son crédit. Mathurin Poussegrain ne tint pas ses promesses, il était plus poilu que méchant et aucun appendice méphistophélique ne sortit de son derrière. De plus, il se montra en fin de compte d'une intelligence moyenne ; les pères ne lui portèrent qu'un intérêt limité. La seule trace qu'il conserva plus tard de son passage chez eux fut une poignée de main d'une mollesse agaçante, sans rapport avec sa puissante carrure.

Lorsqu'il se lança dans la vie, Mathurin traversa d'abord un long passage difficile, car il se sentait mal aimé ; et de fait, chacun dans la famille le considérait avec suspicion, se demandant quels vilains desseins on pouvait bien méditer avec tant de poils noirs dans les oreilles et sur les phalanges. Hors de la maison aussi, il souffrait de la méfiance d'autrui. Dieu sait pourquoi, on le rembarrait de toutes les maisons closes de Paris alors qu'il ne s'y livrait à aucune extravagance et qu'il s'y présentait en compagnie d'amis comme il faut, tous jeunes gens de la meilleure société. Souvent solitaire à l'âge des troupes et des doutes, affamé d'amour et de reconnaissance, il souhaitait éperdument forcer la considération sinon l'affection des siens. Il se lança à corps perdu dans toutes sortes d'entreprises que la famille, échaudée par ses échecs répétés, rechignait de plus en plus à financer. L'obsession de séduire l'inclinait davantage à éblouir qu'à bonnement réussir, il repoussait donc les affaires banales, les bénéfices pépères qui se présentaient, s'attachant plutôt à des projets ambitieux, acrobatiques, souvent inspirés des idées à la mode. Quand monsieur de Lesseps creusait les portefeuilles de la vieille Europe pour son canal à Panama, Mathurin Poussegrain, associé à un ancien ingénieur sujet à des bouffées délirantes, tenta de lancer un emprunt destiné à financer le fameux percement du tunnel de Thonon-les-bains à Lausane sous le lac Léman, qui consomma tant d'encre et de salive en son temps. Cet épisode marqua d'ailleurs sa dernière erreur de jeunesse, car on lui donna à choisir, puisqu'il tenait à se rendre utile, entre un séjour à l'asile et la gérance d'une petite boutique de tissus à la porte Saint-Martin, la plus minable des possessions familiales.

Ce fut là, derrière un comptoir de bois clair où il rongeait du matin au soir sa longue règle à débiter du drap dans l'attente de la clientèle et d'une hypothétique occasion de briller, ce fut là qu'il vit Constance pour la première fois. La tête dorée, elle était laiteuse, fine de traits, légère et les os si menus qu'on l'aurait crue capable de voler si elle avait eu des plumes ; tout le contraire du robuste et noir Mathurin. Avec ses grosses pattes de bête féroce, gauches mais appliquées, ses yeux éperdus de mal aimé, son air de monstre disposé à manger dans sa petite main, il étonna si fort Constance qu'elle revint deux fois au cours de la journée, puis le lendemain encore, et le surlendemain, demander des longueurs de la même pièce de tissu qui se trouva bientôt épuisée. Il faut dire que Mathurin refusait le moindre paiement.
Par la suite, Mathurin sortit presque chaque soir et tous les dimanches à la main de Constance qui semblait mener en laisse un grand dragon aimant, docile et soucieux de ne pas effrayer la jeune femme, au point de lui laisser l'initiative du moindre baiser. À l'hôtel Poussegrain, on trouvait douteux les attendrissements de la trop jolie Constance, d'autant qu'une enquête discrète révéla qu'elle sortait d'une famille de va-nu-pieds… Cependant, notre arrière-grand-oncle Grégoire, craignant que son fils ne fût immariable, inclina en définitive à laisser l'histoire d'amour suivre son cours, sincère ou pas. Constance fut reçue dans la vieille et étrange famille, chacun s'accorda à trouver que sa personne accusait une affection pleine de dignité pour ce pauvre Mathurin, dont l'œil coulait rien qu'à la regarder.

Le jour des noces vint, et sa nuit si brève. Peu après les derniers bonsoirs, les retraites lasses des uns, des autres, la porte des mariés claqua soudain dans le couloir, au premier. On entendit des murmures précipités et comme des sanglots retenus de la mariée, puis leur porte s'ouvrit et se referma, ce fut tout.
Le lendemain, même les enfants en bas âge auraient noté les changements survenus entre Constance et Mathurin. Celui-ci rayonnait, parlait haut, se servait à table à gestes décidés, précis, libérés de la peur de casser, sans lâcher cependant celle-là qu'il tenait du bras gauche, la main creusée en coupe sur ses fesses, et il la couvrait de petits baisers sur la figure à tout propos, inconscient des mouvements divers que son attitude désinvolte provoquait autour de la longue table familiale. La transformation de Constance était plus spectaculaire encore dans sa simplicité : elle l'aimait. À la discrète palette de tendresses polies, de courtoisies galantes dont elle usait hier encore envers un beau parti, succédaient maintenant les abandons énamourés de celle qui vient de recevoir la révélation. Elle jetait à Mathurin des regards de bas en haut qui accroissaient le blanc bleuté de ses yeux, son corps entier semblait pétri de chairs subtilement lâches, oublieuses de ce protocole vigilant qui donne parfois aux galbes l'air de monter la garde.

Pendant quelques mois ce fut simplement entre eux l'amour fou. On apprit dès leur retour du voyage de noces à Venise que Constance était enceinte. Ils ne se quittaient jamais plus de cinq minutes, ils partageaient leurs ablutions, se donnaient la becquée à table avec les biscuits à champagne, se tenaient mal partout et jusqu'au magasin, aux dires de l'arrière-grand-tante Gabrielle Poussegrain, qui s'y rendit plusieurs fois à l'improviste. Quand le ventre de Constance devint pesant, elle garda le lit et Mathurin refusa de s'éloigner de sa chambre. On dut remettre la boutique de la porte Saint-Martin en gérance. En temps voulu, au jour prédit, Constance accoucha d'un garçon aussi velu que son papa, mais blond comme sa maman, ce qui arrangeait bien des choses. On l'appela Gustave, en hommage au hardi bâtisseur de la tour Eiffel qui avait si affablement reçu Mathurin l'année de son projet de tunnel sous le Léman. Ce fut alors, quand Constance repoussa à plus tard le jour de ses relevailles et que Mathurin se coucha avec elle pour lui tenir compagnie, qu'ils entamèrent une période d'amour encore plus fou. La servante devait servir presque tous les repas dans leur chambre, car ils refusaient de paraître à table autrement qu'en robe de chambre —encore ne cessaient-ils pas de se suçoter des yeux et d'échanger des petits gloussements entendus, lorsqu'on les y tolérait dans cette tenue, histoire de les voir un moment. Du matin au soir, on n'entendait que ris, sons intimes, plaintes lascives, au fond du couloir où se trouvait leur chambre. Il était défendu aux enfants de la maison d'en approcher. Cette situation se prolongea jusqu'à la naissance des jumeaux —prénommés Pierre et Ernest en signe d'admiration pour les frères Michaux, les pionniers du bicycle—, survenue dix mois à peine après la précédente. La double naissance marqua le début de leur époque d'amour de plus en plus fou.

Dès lors, ils demeurèrent joyeusement reclus, quoi qu'il advînt dans la maison, fête, drame, ou nouveau mariage, à crier, rire aux éclats, se dépenser quelquefois si fort dans leurs copulations que le tapage troublait les travaux de l'office, en dessous. Ils menèrent un train tellement indécent que d'un commun accord, désespérant de les amender, pépé Juste et l'arrière-grand-oncle Grégoire firent cloisonner le bout du couloir avant la porte de leur chambre, de manière à créer un sas moral entre le couple sans vergogne et le reste de la famille. Dans cette nouvelle et petite pièce éclairée par une simple lunette, les femmes établirent la lingerie dont les piles de draps contribuèrent à assourdir les trompettes voisines de la débauche. Pour alléger le service des domestiques, on négocia un arrangement au terme duquel le couple trouverait chaque matin derrière sa porte un seau hygiénique propre ainsi qu'un panier de victuailles, en échange du seau de la nuit et des reliefs de la veille. Plusieurs années passèrent ainsi, bizarres, mais paisibles somme toute.  À quatre reprises, près du panier des restes la servante trouva des nouveau-nés enveloppés de la nappe blanche, porteurs de billets épinglés qui indiquaient leur prénom, avec des commentaires laconiques : «George fera des étincelles comme la locomotive de M. Stephenson ; Louis n'attrapera jamais la rage ; Barthélémy, honneur à M. Thimonnier et à l'immortel couso-brodeur ; Eugénie, il en faut bien». On les confiait à tante Gertrude qui les éleva comme elle élève tout le monde ici depuis toujours, tendrement. 

Cela dura jusqu'à ce qu'il devînt nécessaire d'aménager la vieille demeure pour faire face à la croissance de la famille. Ce n'était pas la première fois, ce ne serait pas la dernière. Comme on voulait transférer la lingerie sous les combles, puis transformer en chambrette le local précédemment affecté à cet usage, et encore agrandir ici, retrancher là,  Grégoire Poussegrain mit le couple pervers en demeure de sortir du lit et de monter s'installer au dernier étage, parmi les domestiques. Mathurin refusa, indigné, la dispute fit rage de part et d'autre de la porte close durant deux semaines. À la fin, notre arrière-grand-oncle ordonna aux maçons de murer la porte de son fils et de sa belle-fille.
«Demain nous obturerons votre fenêtre, sortez donc pendant qu'il est temps !»
Il espérait vaincre leur entêtement par cette menace, sans songer sérieusement à la mettre à exécution, mais au cours de la nuit suivante, Mathurin descendit dans le jardin par la fenêtre à l'aide des draps noués ensemble, après quoi il dressa une échelle contre la façade, puis hissa jusqu'à Constance qui les réceptionnait, une partie des denrées qu'il trouva dans le cellier, ainsi qu'une pioche de terrassier volée aux maçons. Au matin, son père mis au courant en béa si fort de la gueule dans sa rogne qu'il se décrocha la mâchoire et ne put articuler un mot de la journée, mais il commanda par gestes que l'on murât définitivement la fenêtre, à l'exception d'un jour minuscule destiné à laisser filtrer l'air et un peu de lumière. Des mois durant on n'entendit plus rien. Le retour de cette partie de l'hôtel Poussegrain à un silence bienséant ne laissait pas d'inquiéter les cœurs sensibles de la maisonnée qui craignaient que les marmottes lascives, comme nous les appelons toujours entre nous, ne fussent mortes de désespoir.

Une nuit d'octobre 1896 cependant, des coups violents réveillèrent la maison. La famille alarmée en trouva l'origine à l'office où de gros paquets de gravats tombaient d'un coin du plafond. Bientôt apparut dans l'ouverture du trou qu'il creusait à la pioche, le buste et la tête penchés de Mathurin, bouffi, blême, étonnamment barbu et chevelu, gras et nu —du moins pour autant qu'il était possible d'en juger à la lueur des lampes à pétrole. Sans un mot, il fit descendre au bout d'une corde un panier d'osier dans lequel dormait un nouveau-né, enveloppé d'une taie d'oreiller crasseuse.
«François-Claudius, hommage à Ravachol !
P. S : sommes à court de vivres»
, disait le billet habituel.
On s'empressa de remplir le panier de nourriture, et par la suite une honnête trappe habilla le trou du plafond, ce qui contribua beaucoup à rétablir des relations normales entre le couple reclus et la famille. Ainsi débuta pour Mathurin et Constance l'époque de l'amour archifou, celle qui dure encore.

Ceci dit, nous remettrons au prochain épisode le retour à la cantine maternelle du jeune Juste Poussegrain fraîchement déniaisé…

À suivre éventuellement… 

mardi 28 juin 2011

Le bout du chemin

J'ai refait le chemin de nos amours et coupé trois brins secs en passant.
Le printemps avait donné un baiser à Paris, la ville s'éveillait fiévreuse d'un rêve communard. Nous courrions changer la vie, de rouges convictions aux lèvres comme les scouts chantaient la fleur au chapeau dans leurs chimères d'un autre temps. Les heures étaient graves, et si jolis tes pieds rapides chaussés de ballerines. Nous nous serrions dans l'intimité de nos cœurs portés par des foules fraternelles, la nuit craquait, les rues fumaient, la chaîne des pavés remontait entre nos mains, les tiennes en gants de soirée étirés jusqu'aux coudes —tu les avais trouvés dépareillés d'une trentaine de mètres sur un trottoir où quelqu'une, découvrant la perte du premier, avait jeté l'autre de dépit. C'était la révolution, je crois avoir gardé un peu de ses élans dans la malle aux reliques ; aucune barricade n'empêchera ta grâce d'ange noir de régner sur mes souvenirs. Qu'importe s'il manque les ailes diaphanes du Ciel jouant sur le velours moiré de ton harnois, tu fus mon seul ange de ces jours lointains au dernier soir.

J'ai refait le chemin de nos amours et ramassé trois cailloux polis par les regrets.
Nous étions reine et roi du monde dans un palais de ruines oublié dans les vignes ; Corona Borealis était ton diadème, la voie lactée mon hermine ; au nord, au sud, à l'est, la mer bornait nos états, à l'ouest était le pays des mirages. Un jour les barbares arrivèrent de là-bas et, comme dans les livres d'histoire, l'autre jour ils furent chez eux. Les murs sortirent des vignes, les sentiers devinrent tunnels de grilles que nous suivions tête basse, de la cage à la mer.

J'ai refait le chemin de nos amours en raccourci, il se perdait dans les collines de l'arrière-pays.
Tu as toujours préféré le ciel libre aux corridors étoilés de ta ville natale. Nous en avons connus de grands, le plus vaste coiffait cette forêt que je vois encore tout là-haut, du seuil de notre porte. Avec toi, j'ai appris l'abécédé de la nuit, comment sauter de la Grande Ourse à l'étoile Polaire en cinq enjambées, comment démêler la Chevelure si ténue de Bérénice, comment tracer de points d'or le w de Cassiopée ou tirer du sein des Pléïades les plus brillantes des sept sœurs : Atlas, Alcyone, Maïa, Électre, Mérope. Avec toi, j'ai appris à épeler le ciel d'Altaïr à Spica de la Vierge, je me suis couché dans l'herbe rêche des hauteurs parmi les cistes et les thyms, ta main dans la mienne, pour contempler l'univers béant et m'étourdir de son mystère.

J'ai refait le chemin de nos amours et soulevé la poussière des jours heureux sans savoir ce que je cherchais ni pouvoir retenir mes pas.
À l'endroit où nous quittions la piste près de chez nous, un ruban de goudron saugrenu domestique le raidillon qui s'achève devant un portail de fer. Ce que nous avions conquis d'espace pour écarter l'étreinte de la colline à l'haleine de lavande et de genêt d'or, aux bras noueux de chênes, aux griffes de ronces et de salsepareille, est devenu un parc robuste où il doit faire bon flâner aux heures fraîches. La tour a disparu, absorbée par la masse d'un nouveau bâtiment qui fait de la vieille maison familiale une vaste demeure commune.
C'était l'été, les oiseaux se taisent aux heures chaudes, la maison était coite. Je me suis assis sur une pierre, les yeux clos, l'oreille prêtée au passé pour retrouver la musique qui s'entendait ici autrefois, à toute heure du jour ou de la nuit. Des chiens ont aboyé du côté de la maison et deux gros dogues blancs sont accourus bientôt. Ils ne m'ont pas fait de mal, attentifs derrière le grand portail inutile que ne prolongeait aucune clôture.

J'ai refait le chemin de nos amours jusqu'à la haute maison qui ne nous ressemble plus.
Nous nous consumions de tendre solitude dans l'ocre de ses murs lourds comme murailles de forteresse, ses couloirs et escaliers obscurs dont le tic tac de l'horloge, le soir, ne suffisait pas à briser l'étendue de silence, quand se faisait plus prégnante la perte de nos ombres tutélaires. À la mauvaise saison, nous habitions parfois au milieu des nuages, c'était un spectacle étrange de les voir venir à nous, effilochant leur avant-garde à la ramure noires des chênes avant de submerger la maison de volutes grises. Tombait alors un crépuscule cotonneux dont nous ne savions pas s'il durerait une heure ou plusieurs jours. Une fois, par jeu nous ouvrîmes aux nuées une fenêtre de la salle à manger ainsi que la porte de la cuisine, à l'opposé : un lambeau de ciel sale traversa les pièces du rez-de-chaussée, déposant au passage une traînée de gouttelettes sur le sol, les murs, et les meubles.
La loi du sud voulait cependant que triomphent le soleil et cette lumière sans pareille qui font plus vive la joie, plus pesante la mélancolie. Quand chantait le piano sous tes doigts, et que des fenêtres de la tour mon regard fondait sur la mer au loin, d'un trait par-dessus les basses collines, les vallons, la plaine, un orgueil douloureux me gagnait de pouvoir écouter le bonheur qui passe sans jamais s'arrêter.

J'ai refait le chemin

mardi 24 mai 2011

Lien

Nous y sommes. Le rossignol est roi de la nuit, le jour on ne sait que devient sa couronne, son chant se mêle aux ramages du petit peuple des bois alentour. Je me souviens du rossignol d'autrefois qui habitait la vigne et les roseaux du ruisseau, si près que son discours argentin emplissait notre chambre. Dormir l'un contre l'autre, couverts par le chant du rossignol. La chienne couchait de mauvais gré dans la ruelle du lit où je la retenais d'une main par le collier, sans m'éveiller. Jalouse de notre repos, elle aurait aboyé à la fenêtre ouverte afin d'imposer silence à ce perturbateur. C'était une chienne dévouée. Le rossignol chante, les gens de bon tempérament ont la fièvre frivole de qui se croit au printemps. Toutes ces cervelles d'oiseaux ignorent que le printemps n'existe plus, la très ancienne saison des amours, celles qui faisaient le corps léger et le cœur grave en secret. Il faut au printemps un désir de bonheur pour s'épanouir, bonheur que le temps rabote jusqu'à la dernière planche de cercueil.

Un jour se dénouera le lien qui nous joignait si fort qu'une séparation de quelques heures nous affligeait sans remède. «Tu te trouves quelque part dans cette nuit qui descend. Tu fais des gestes que je ne vois pas, tu dis des mots que je n'entends pas et qui d'ailleurs ne me sont pas destinés. Je suis volée des sourires que tu ne me dédieras pas ce soir.»
Des siècles d'ambre avaient ouvré ta face aventureuse. En toi coulait le sang de héros émancipateurs et d'indiennes mélancoliques dont la tristesse parfois obscurcissait ton regard. Revenaient-elles contempler le monde par tes grands yeux ? Des temps fastueux que tu ne connus point avaient disposé ton âme à la beauté des choses comme à la quête d'une harmonie qui n'est plus de ce monde. En toi le sang coulait de musiciens errant d'un printemps à un autre, si légers qu'aucun devoir n'aurait pu les clouer à quelque coin de terre. En moi brûlait ta flamme, celle qui me rendait quelquefois hardi dans le fol espoir de te mériter. Un jour je te mériterai, je viendrai près de toi et le lien sera défait. «J'oublierais bien de vivre si tu le demandais et j'oublierais aussi d'être ce que j'étais…» Je n'ai rien demandé, pourquoi as-tu oublié ?

mercredi 23 mars 2011

Pathos, Ithos, et Arrachis

Il n'y a pas de début, tout était déjà commencé d'astronomiques lurettes, il n'y a de fondé que la fin de l'être. Tu es douceur ineffable, sourire au bord du sommeil, que la nuit prend. Qu'est-il arrivé, qui dira comment tu es partie sans adieu et si la marche au dernier quai a tourmenté ton rêve, s'il aurait suffi de crier reste ! pour que tu reviennes sur tes pas. À la fin vient le silence, le tien était noir comme la nuit qui nous bordait. La raison, dure comme chair devenue pierre dont la glace a triomphé du velours, la raison pose un point éternel au dialogue inachevé. Il ne reprendra plus, même le jour où je viendrai, l'âme est aussi chétive que ces barrettes de mémoire vidées de sens pour un soupir électrique. Et me voilà férocement jaloux de qui a foi dans la sauvegarde suprême.

Au début était le néant, Dieu éjacula et le désordre du monde fut ; à la fin viendra le sublime chaos. Dans le grouillement des âmes dont les trompettes célestes couvrent la rumeur éperdue, nous nous reconnaîtrons toi et moi, que de choses nous aurons à nous dire, que d'amour à rattraper, étrangers aux préambules du jugement dernier.

Peut-être me souviendrai-je cependant de te faire reproche de ce trop lourd silence, d'avoir attendu en vain la visite de ton spectre aimable et que chante le piano au milieu de mes nuits blanches (le 12e prélude en fa mineur du premier cahier, tiens, dont la sérénité s'étiole depuis que tu ne le joues plus pour moi).

Qu'on m'amène Dieu par la barbe, je serai intraitable. Retournez le monde, battez l'univers, fouillez jusqu'au dernier atome qui le pourrait cacher, il faut bien qu'il soit tapi quelque part. Ce qu'il a volé n'a pas de prix. Décimerait-on ses légions d'anges, mettrait-on le ciel à sac, arracherait-on ses yeux divins que cela ne suffirait pas à me rendre justice. Mes bras n'étaient bons qu'à t'étreindre, les voici ballants, mes baisers ne connaissaient que tes lèvres, je ne les trouve plus. J'ai tant de choses encore à murmurer à ton oreille, les mots se perdent dans la terre que la pluie tasse, peut-être vont-ils jusqu'à toi.

lundi 28 février 2011

Les Poussegrain —10

Résumé : La Grande Armée dormait toujours. Pendant ce temps, la Blanche et Juste faisaient l'amour dans un bosquet.
[De toute évidence, la situation n'aura guère évolué depuis l'épisode précédent. Heureux couple ! Heureux garçon surtout que Juste Poussegrain, à qui échut le privilège d'un déniaisement conduit par une experte dans les feux d'une copulation de cinq mois, sans désemparer —par la grâce de la distraction des feuilletonistes !
Répétons-le : on en reste d'autant plus abasourdi que Juste affecte aujourd'hui ne conserver aucun souvenir de la vaillante Blanche. Lors des entretiens que ma femme et moi eûmes avec lui l'été dernier, il nous donna l'étrange impression que sa vie avait commencé à la rencontre d'Adèle de Sainte-Touche, son épouse, pour s'achever avec la sienne. Cet insolite renoncement, révélateur d'un chagrin séculaire des plus déconcertants, eu égard à la réalité de la situation domestique des Poussegrain, mérite d'être relevé avec insistance. Car enfin, non seulement M. Poussegrain se soucie de ménager la susceptibilité post-mortem de sa défunte Adèle, ainsi que nous l'avons noté à l'occasion d'un résumé antérieur, mais il lui parle chaque soir au moment de se coucher. On nous a assuré que Madame Poussegrain traverse invariablement la porte de sa chambre sur les premiers coups de dix heures. Il n'est pas rare qu'ils rient ensemble, Adèle du rire clair qui lui est resté, ayant trépassé jeune encore, Juste du timbre ruiné de la vieillesse, espèce d'expectoration folâtre du pétuneur mal repenti.
Lorsque ma femme et moi lui fîmes remarquer qu'il avait tout de même ce bonheur rare —il l'a encore à l'heure où j'écris ces lignes—, de côtoyer l'essence et la représentation de son aimée et de s'entretenir avec elle, il réfléchit longuement, le regard perdu. «C'est ce que j'ai cru au début, dit-il… Vous voyez, une image ne fait pas une présence. —Madame Poussegrain vous parle… —Quand je la prenais dans mes bras, Adèle était de soie, monsieur, une peau plus fine et plus douce, ça n'existait pas. C'est simple, y avait pas de grain à sa peau : du pétale. Elle pesait pas bien lourd, n'empêche qu'elle remplissait mes bras, elle sentait bon ! Et vous savez quoi, monsieur ? Je sais plus comment elle sentait à l'époque qu'on vivait l'amour. Je parle pas du parfum qu'elle mettait, hein ! Je parle du sien, de la senteur de son vivant. À présent… Vous l'avez vue dans l'escalier, eh ? —Oui, un portrait en pied admirable de vérité. —Ça, c'est peint comme elle méritait, le salopard de Miladiou était à son affaire. N'empêche qu'elle est plus belle à voir de l'escalier que le nez collé à son cou. De près, y a des coups de pinceau, monsieur, y a du gros grain, y a de la pâte, c'est plus mon Adèle ! » Juste jeta un regard circulaire, méfiant, aux murs de la pièce —comprenez que sa tête et son buste déplacèrent les yeux gris délavés avec des tressauts d'engrenage grippé—, puis il reprit d'un ton plus bas : «C'est plus tout à fait la même femme non plus, il y a quelque chose de changé depuis qu'elle est passée de l'autre côté. Je sais pas quoi, une distance avec tout ce qui nous occupe par ici… —Vous voulez dire qu'elle vous montre moins d'affection ? —Non ! Oui… Enfin, elle est tendre comme si rien ne pressait, vous voyez ? Comme si elle avait le temps, et c'est plus…, c'est moins tendre que quand ça presse, quoi. —Alors, puisqu'elle accorde moins d'importance au côté trivial des choses, quel mal y aurait-il à nous parler de la Blanche, votre premier amour ? —Je vous ai dit que j'ai oublié cette fille, et ne prenez pas ma femme pour une peinture à l'eau bénite, c'est tout le contraire ! Y a une chose qu'elle n'a pas perdu, Adèle, c'est le côté soupe au lait qui lui revient d'un coup quand on se méfie pas assez. —Tout de même : cela se passait en 1809, d'après certains écrits de vos arrière-petits-enfants… Il y a prescription ! —Pas pour moi, je prendrai jamais le risque de lui faire de la peine. C'est pas parce qu'elle est toute plate quand elle vient sur mes genoux et que je peux plus l'embrasser derrière les oreilles que je l'aime moins. J'aurais dû partir avec elle ce matin-là, mais je manquais de courage. —Vous auriez voulu mourir aussi ? —On comprend pas tout de suite que c'est fini, faut y croire d'abord et j'avais peur d'y croire. Quand c'est venu, c'était trop tard, ça s'agitait de tous les côtés, puis Adèle s'est réveillée dans le tableau, l'autre Adèle je veux dire. C'était aussi la même, pardi, enfin vous savez… Alors, la trouille m'a pris, j'ai eu peur du feu si je me tuais. —Du feu ? —Celui de l'enfer : y a pas de raison pour qu'il fasse moins mal que les braises de la cheminée si on fourre la main dedans, pas vrai ?» Que voulez-vous répondre ? Que l'enfer n'existe pas et que par conséquent, Juste Poussegrain pouvait se suicider sans crainte des brûlures ? Allez dire ça à un bonhomme qui cause chaque soir à sa femme morte depuis 180 ans.]
Pour le moment, le mieux est encore de jeter un coup d'œil à ce qui se passait dans le petit bois en 1809…

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Juste lui fit l’amour d’un bistouquet précautionneux, inquiet de meurtrir sa petite loge moelleuse s’il n’y prenait garde, puis bientôt ailé par les soupirs de Blanche et le suave mitonnement de sa verge, il ne pensa plus à rien, tout occupé à voler à tire d'elle, si l'on peut dire.
Un peu plus tard, s’arrachant aux moiteurs douillettes de leurs bas-ventres, ils rabattirent leurs jupes contre l’humidité de la nuit et le garçon demanda à Blanche depuis combien de temps elle avait deviné.
― Ben, depuis ce matin, mon Justin.
― Pas Justin, mon nom c'est Juste… C’était quand on ramenait la roue ?
― Juste, ah bon ? Ça m’a fait drôle, tu peux pas savoir, comme ça, au beau milieu du chemin… C’est pas Dieu possible, v’là la Justine qu’attrape la trique ! que j’me dis.
Il émit un ricanement assez bêta, la tête renversée en arrière, le buste relevé sur ses coudes.
― Et puis, y a la Morgane qu’est venue nous aider, j’étais plus sûre, tu vois… Je me suis pensé qu’y avait gourance, parce que le bras, ça peut sentir de travers, c’est moins fin que la main. Mais après, je t’ai bien reluqué pendant que t’arrangeais la roue… Si c’est pas un garçon, celle-là, c’est que l’empereur est une impératrice et j’y connais rien aux hommes ! Ça m’a donné envie d’y tâter un bon coup et voilà, mon bichou.
Elle pouffa, se pencha sur Juste et lui donna un poutou impulsif sur la bouche.
― En tout cas, je suis bien contente de me coucher trop tard ! reprit-elle.
― Pourquoi ?
Juste devina qu’elle souriait dans le noir, il lui toucha un sein qui remplit sa main, souple et gaillard.
― T’es tout gentil quand tu bistouquettes, ça fait du plaisir, dit-elle doucement en lui caressant la main, ça change des brutasses qui déchargent comme des bestiaux !
― Comme le charron, ce tantôt ?
― Le charron ? C’est possible, mais j’sais pas trop, vu qu’il a monté la Louise…
Elle s’écarta de lui pour aller pisser accroupie en bordure du champ, puis se redressa, bâilla bruyamment et lança d’une voix soudain ensommeillée :
― Au pieu, je suis crevée !

(à suivre, peut-être ? Pour lire les épisodes précédents cliquez sur le libellé «Les Poussegrain», ci-dessous, ou utilisez l'onglet « Répertoire partiel », en haut de page.)

mardi 25 janvier 2011

Les conteurs sont parfois des enfants



La rose poignante de l'hiver s'était à peine ouverte que déjà le vent s'acharnait à la détacher de sa tige. Longtemps ils se souviendraient des paroles infructueuses, des larmes vaines, des prunelles cendreuses, de la brume des vins, des faces ensanglantées de lendemains de fête : l'année finissait dans un pourrissement de feuilles mortes, d'écureuils épinglés aux basses branches, frères en douleur de l'attente obstinée et comme les illusions, crucifiés. L'hiver au cœur frileux les avait tous saisis. La rose soyeuse opposait sa rondeur au couperet du vent, ses pétales s'entrouvraient comme des ailes.

La rose — ai-je dit qu'elle était rouge, rouge cruauté, rouge injustice, rouge passion surtout —, la rose luttait contre le vent, sa belle tête penchée exhalait un soupir parfumé pour chaque rafale, soupir sitôt dispersé. Ils enfantaient des fontaines d'eau saumâtre, l'orgueil blessé portait des ailes métalliques et bruissait dans leurs oreilles. Les poètes étaient morts, les pianos orphelins, la lumière avare. L'amour se voilait du loup grenat de la colère, le monde était indifférent, lentes, les heures passaient mais les jours étaient brefs. La nuit les meurtrissait encore plus sûrement, l'existence s'écoulait aussi vite qu'un ruisseau en folie, les lèvres givrées saignaient pour un sourire. Alors ils mirent les oripeaux noirs et verts de l'insurrection, se grimèrent de fureur, oignirent leurs muscles gourds. Ils exigèrent la fin du temps qui passe, ils exigèrent de grandes jambes, des esprits inventifs, des âmes sans rides, des cœurs toujours tendres, des amours toujours patientes, une énergie infatigable, ils exigèrent le triomphe de la rose sur le vent de l'hiver. Ils attendaient le printemps.

Marcelle, qui est l'auteur de ce texte, aimait passionnément la musique qu'elle pratiquait depuis de longues années. Dans l'enregistrement joint au texte, elle interprète l'étude opus 25 en fa mineur de Chopin, malheureusement enregistrée par mes soins à l'aide d'un simple appareil photo numérique.